Francesco Tamagno (28 décembre 1850-31 août 1905)
Dans une taverne de Turin
C’est à Turin, dans l’auberge du Centaure que tout commence. Le père Tamagno, Carlo, chantait à ses heures – pour son plaisir comme pour divertir ses clients. Et c’est avec beaucoup de fierté qu’il découvre que deux de ses fils, Francesco et Domenico, ont également un « bel organe ». En 1860, le choléra ravage la ville, la famille Tamagno passe de 15 enfants à… 5 ! Malgré une situation financière assez instable, Carlo n’hésite pas longtemps lorsqu’il s’agit de payer des cours de chant à Francesco et Domenico : d’ailleurs, les premiers cours ne coûteront pas très cher, puisqu’ils entrent dans un premier temps dans la chorale de leur paroisse et que c’est le curé local qui se charge de les dégrossir. Le matériau étant indéniablement là, mais encore bien brut, les deux frères entrent dans une société de chanteurs amateurs et, pour quelques centimes de l’époque, bénéficient dans ce cadre de cours de chant un peu plus sérieux.
Sous l’aile de Pedrotti
En 1868, ils se sentent prêts à tenter leur chance et se présentent au Conservatoire de Turin. Le directeur, Carlo Pedrotti, se trouve également être le chef permanent du Théâtre Regio… S’il reste circonspect devant leur inculture artistique, il doit bien admettre que le matériau vocal est là, riche de potentiel – et qu’ils pourront sans doute devenir de bons choristes d’opéra ! Légèrement douchés dans leurs hautes espérances, Francesco et Domenico prennent leur mal en patience et apprennent, lentement mais sûrement, les ficelles de leurs art. Francesco, décidément plus attiré par le chant que son frère, dépense le peu qu’il gagne en billets de spectacle : il voit au Regio tout ce qu’il peut, se familiarise avec le répertoire, les styles, imite les chanteurs qui s’y produisent… Mais pourquoi continuer à payer son billet si l’on peut être soi-même sur scène ? En 1870, Francesco est admis dans le Chœur du Regio. Son chant est encore un diamant brut, à la puissance indubitable. Mais le jeune homme peine à trouver comment polir ce joyau qu’il a dans le gosier et se désespère… Jusqu’au jour où le ténor censé chanter le rôle secondaire de Nearco dans Poliuto de Donizetti déclare forfait à la dernière minute. Pedrotti, pour sauver la représentation, n’a qu’une solution : demander à l’un de ses choristes s’il peut apprendre le rôle dans la journée. Son choix se portera sur Francesco Tamagno.
Remplacement au pied levé
Conscient d’avoir là une opportunité à saisir, le jeune artiste va faire preuve d’une audace assez incroyable : au finale du deuxième acte, Nearco chante – comme souvent les seconds rôles – dans un ensemble où il lui est difficile de se faire remarquer avec sa tessiture médiane. Sans en avoir rien dit à personne avant d’entrer sur scène, il s’invente un contre-si bémol tenu à la toute fin de l’ensemble. Face à cette voix puissante aux aigus si claironnants, le public ne peut rater ce petit coup d’éclat. Une fois le rideau baissé, Pedrotti se précipite sur le contrevenant : il doit désormais étudier plus sérieusement le chant, car son destin est tout tracé ! Il retourne donc assidûment au Conservatoire (1871) et, s’étant rapidement débarrassé du service militaire grâce à son père, trop heureux de payer la somme permettant à son fils de ne faire que le minimum requis, il continue de peaufiner son art encore trois ans.
Premiers grands rôles
C’est en 1874 qu’on lui propose enfin son premier grand rôle : Riccardo du Bal masqué, à Palerme. Les premières critiques lui prédisent un avenir limité et une carrière fort courte : on lui reproche des sons extrêmement ouverts qui, s’il ne s’y attaque pas rapidement, auront tôt fait de lui ruiner la voix ! Ce qui ne l’empêche pas de commencer une jolie petite carrière italienne, se produisant de nouveau à Palerme, puis à Ferrare et à Rovigo cette même année 74, puis Venise l’année suivante, où il enchaîne les rôles de premiers plans : Poliuto (le rôle-titre cette fois), Peri dans Il Guarany de Gomes, ou encore Edgardo dans Lucia di Lammermoor. En 1876, il quitte les frontières de l’Italie et chante au Liceo de Barcelone, avant de connaître une première consécration en se voyant invité à la Scala de Milan (26 déc. 1877) pour L’Africaine de Meyerbeer. Mais là encore, le succès est mitigé : si certains sont immédiatement fascinés par la puissance et l’aisance du ténor, d’autres entendent encore beaucoup d’imperfections dans son chant, toujours indiscipliné, pour ne rien dire de son jeu d’acteur. Ce qui ne l’empêchera pas de chanter le rôle 13 fois d’affilée, et de se voir réinvité pour Don Carlo en 1878. Cette fois-ci, l’enthousiasme ne semble plus aussi teinté de réserves, et il triomphe sur une série de 23 représentations ! C’est d’ailleurs lui qui chantera la création de la version italienne remaniée, réduite à 4 actes (Scala, 10 janv. 1884). La Scala lui propose d’ouvrir la saison 79-80, avec le nouvel opéra de Ponchielli : Le Fils prodige. Ce sera un triomphe.
A la conquête du monde
Après une fin de décennie 1870 plutôt prometteuse, Tamagno semble avoir résolu ses principaux problèmes techniques et musicaux, et c’est de l’autre côté de l’Atlantique qu’il désire désormais se faire connaître : l’Amérique du Sud l’accueille en premier. Buenos Aires et Rio deviendront d’ailleurs des lieux importants pour lui désormais, et il y retournera quasiment chaque année jusqu’en 1898. Il est vrai qu’il a trouvé, à Sao Paulo, un autre intérêt à ses visites annuelles : outre son travail, il s’y adonne à sa passion pour l’entomologie ! Quant à l’Amérique du Nord, c’est Chicago qui l’invitera en premier (Le Trouvère, Otello, Les Huguenots, Aida et L’Africaine pour la seule saison 1889-1890), puis le Metropolitan de New York lui fera une offre « fixe » pour la saison 1894-95. Il s’y produira dans un nombre incalculable d’œuvres : Guillaume Tell, Lucia, Samson, Aida, L’Africaine et Le Prophète, Cavalleria rusticana etc. S’il n’est pas encore officiellement le plus grand « fort » ténor de son temps, Francesco Tamagno chante avec les plus grands noms de l’époque : les sopranos Nellie Melba (qui admire son chant, mais ne peut s’empêcher de critiquer ses manières : il a gardé de son enfance une peur de manquer qui le fait passer pour avare…), Lillian Nordica et Héricléa Darclée, les barytons Edouard de Reszké et Jean Lassalle, la basse Francesco Navarini… C’est dans Ernani qu’il chante pour la première fois aux côtés de Victor Maurel (celui pour qui Verdi a composé les rôles de Iago et de Falstaff !)
Avec Giuseppe Verdi
Otello comme transfiguration
C’est la création d’Otello (Scala, 1887) qui va faire de lui la star incontestée du moment. Verdi connaissait bien Tamagno – ses points forts comme ses défauts. Parmi ces premiers, un timbre de cuivre à la projection claire et puissante, avec des aigus éclatants, mais capable de toutes les irisations. Plus que sa pure puissance, c’est son intensité qui semblait mettre les spectateurs en transe, cette façon d’électriser une interprétation qui, bien entendu, est l’une des clés de d’Otello. Mais Verdi savait que Tamagno n’était pas très fort en solfège. Il exige alors qu’il travaille tous les jours sur la partition avec un vrai chef de chant, afin de respecter chaque note de manière précise. Loin de s’offusquer, Tamagno est honoré du choix de Verdi, et du soin qu’il prend à sa préparation. Il en sortira grandi. Ayant écrit le rôle à l’exacte démesure de cet interprète, capable d’aigus stentoriens comme d’un médium barytonnant, avec son chant très ouvert, son sens incroyable de la déclamation aussi, Verdi mettait la barre très haut pour les futurs interprètes. Toute la dernière décennie du XIXe siècle, Otello sera la porte d’entrée de l’artiste pour toutes les scènes d’Europe et du Monde, qui s’arrachent le « dernier » chef-d’œuvre de Verdi avec son formidable créateur. Tamagno va ainsi passer 12 ans à sillonner l’Europe, poussant même jusqu’à Saint-Pétersbourg.
Problèmes cardiaques
En 1898 toutefois, des problèmes cardiaques l’obligent à envisager d’arrêter sa carrière. En 1899, il chante son dernier rôle scénique dans le nouvel opéra de De Lara, Messalina. Il continuera à donner quelques concerts et récitals de gala, comme ce concert en hommage à Verdi qui venait de décéder et où il invitait à ses côtés le jeune Caruso, qu’il appréciait et soutenait sans jalousie. Son ultime récital public aura lieu à Ostende, en 1904. En 1902, il s’installe de manière presque permanente dans sa propriété de Varèse, où il peut enfin profiter de sa fille unique Margherita. C’est là qu’il mourra, le 31 août 1905.
Un important legs discographique
Bien que captés fort tard (1902-1904)[1], ses enregistrements sont autant de témoignages précieux à la fois d’un art du chant que le Vérisme allait contribuer à occulter, mais aussi d’un style et d’une manière de chanter qui furent ceux de Verdi et de ses contemporains. Parmi ces quelques faces, on thésaurisera bien entendu, les quelques extraits d’Otello (formidable « Esultate », « Ora e per sempre addio », et un célèbre « Niun mi tema » qui balaie toutes les réticences sur ses capacités de déclamation) : même si l’artiste a 20 ans de plus que lorsqu’il créait le rôle, que l’intonation n’est plus toujours impeccable et que certaines libertés sont prises (les coupures !) pour se conformer à la durée de ces galettes de cire, on ne peut qu’admirer un artiste encore splendide, aux aigus rayonnants et pleins. Mais on y trouve aussi l’Improvviso de Chénier, des extraits du Prophète, du Trouvère (« Deserto sulla terra » est précédé d’une émouvante annonce, Tamagno dédiant cet air à la mémoire de son père, récemment décédé), d’Hérodiade (en français !), Samson et Dalila ou encore un Guillaume Tell où se mêlent les aigus les plus libres et faciles aux demi-teintes les plus délicates. Ce témoignage historique permet de replacer l’artiste dans une époque, entre la fin d’un bel canto dont il avait la nostalgie et une nouvelle ère, celle du vérisme, dont il contribua (bien malgré lui) par sa vocalité de fort ténor à ouvrir la voie. Il n’est pas anodin que Tamagno et Caruso se soient croisés et appréciés au tournant de ces XIXe et XXe siècles : avec des moyens vocaux assez proches, ils devaient incarner les deux faces de l’histoire en train de se faire.
[1] Fred Gaisberg, le célèbre producteur de disques de l’époque (on lui doit tous les premiers Caruso), déclarait que malgré leur qualité acoustique, ces enregistrements n’étaient qu’un bien pâle reflet de l’extraordinaire voix de l’artiste.