Votre activité débordante nous avait fait perdre la mesure du temps : 30 ans déjà du Concert de l’Hostel-Dieu… L’âge de la maturité épanouie, rayonnante est aussi le temps de mesurer le travail accompli, ses bonheurs comme ses déceptions. C’est surtout l’occasion de dessiner l’avenir. Sur ce riche passé et cet avenir prometteur, que pouvez-vous nous dire ?
Tout a été si vite ! 30 ans c’est court lorsque l’on est engagé à 120% dans un projet. Le passé m’a permis de parcourir tout le répertoire baroque (et même au-delà) dans toutes ses formes (musique de chambre, musique sacrée, opéra, …) le futur me permettra de creuser davantage mon propre sillon : inventer des formes concertantes différentes, tenter des métissages audacieux, bref, créer et expérimenter, davantage qu’interpréter. Il reste un cadre à imaginer pour cette expérimentation : c’est ce qui occupe l’essentiel de mon quotidien de musicien et de directeur d’ensemble. Pour ce qui est de la saison à venir, un élément nouveau contribuera significativement à faire évoluer ce cadre : nous serons, et ce jusqu’en 2026, ensemble associé à l’Auditorium de Lyon. En mai 24, nous y créerons Metamorphosis, le premier volet d’une trilogie.
Beaucoup de chefs, découverts à la faveur de l’essor du baroque, ont rapidement élargi leur répertoire, aux classiques, aux romantiques, parfois même au-delà, jusqu’à la création contemporaine. Sauf erreur ou omission de ma part, vous avez allègrement sauté trois siècles pour associer les cultures urbaines, ou les minimalistes à vos programmes. Pouvez-vous préciser votre démarche et ses objectifs ?
Pas tout à fait. A une certaine époque, J’ai eu la chance d’aborder le répertoire classique et romantique à la lumière de quelques opportunités, sur instruments anciens bien sûr. Pour diverses raisons, ces opportunités se sont faites moins présentes au fil du temps. Et puis, mon besoin d’expérimenter m’a effectivement dirigé vers des styles musicaux plus contemporains : jazz, musique contemporaine, cultures urbaines, électro.
Mon approche de la musique ancienne se fondait plus sur une approche dynamique, c’est-à-dire en suivant l’évolution d’une esthétique chronologique comme un fil d’Arianne, de voir comment elle évoluait et se transformait. Elle a fait place à une pratique qui s’appuie davantage sur des correspondances, en empruntant des raccourcis dans les couloirs de l’histoire. L’essentiel de mon approche consiste maintenant à inscrire le répertoire baroque dans le 21ème siècle; notre dernier projet, 50/50 s’inscrit pleinement dans cette idée : faire de la musique baroque une proposition sonore à la fois exigeante, originale et fédératrice, et porter aux oreilles des auditeurs toujours et uniquement des musiques nouvelles, souvent accompagnées d’un travail sur la mise en scène ou l’image.
Enfermée dans son tabernacle, la musique classique, quasi sacralisée, échappera-t-elle au culte des reliques ? Le concert, sous sa forme traditionnelle, saura-t-il effectuer sa mutation ?
Bien que très attiré par les formes spectaculaires ou théâtralisées de la musique, je voue à la forme concertante une vraie passion. En ce sens, il y a dans cette forme concertante une forme de sacralité – pour reprendre votre terme – qu’il me parait essentielle de conserver en tant qu’expérience sensorielle se nourrissant exclusivement de sons. Par contre, sur la forme du concert elle-même, on peut parler d’une mutation nécessaire comme vous le suggérez. On peut tenter beaucoup de choses : travailler sur la matière sonore en pratiquant des métissages stylistiques, en invitant des personnalités artistiques inspirantes; travailler sur le rythme et la composition des programmes, sur les enchainements. On peut travailler sur le positionnement même de l’artiste en scène et désacraliser sa posture souvent figée, jouer par coeur, rendre plus visible les complicités au plateau, faire de la musique un art plus extériorisé, plus incarné. On peut également intégrer diverses formes d’hybridations, on peut aussi faire davantage de place à la technique quand cela est possible ou nécessaire : sonorisation, mise en lumière, etc…Enfin, on peut repenser le rapport au public également en proposant des formes immersives, participatives, didactiques, … Les possibilités sont infinies… je suis persuadé que la forme concertante saura évoluer et occupera une place davantage importante dans les décennies à venir.
Comment s’est effectuée votre rencontre avec Mourad Merzouki ? Comment travaillez-vous ?
J’ai rencontré Mourad en 2015, il me semble, par l’intermédiaire de son administrateur, lequel était préalablement administrateur du Concert de l’Hostel Dieu. Nous avons créé un premier ballet (Seven Steps) puis Folia créé aux Nuits de Fourvière en 2018, qui a suivi. Notre façon de travailler est assez empirique. Pour Folia, j’ai proposé à Mourad le thème du spectacle, la Folia, à la fois en tant que forme musicale et comme thématique (la folie des hommes …). J’ai accompagné cette proposition d’une première playlist que nous avons retravaillée après avoir testé des choses avec les danseurs. Puis nous avons intégré le travail de Grégoire Durande, pour la partie électro et ensuite par le biais de longues et diverses itérations, nous sommes parvenus à la forme finale. C’est un parcours d’environ 6 mois de création. Mais cela en valait la peine. Folia a été vu par presque 200 000 spectateurs lors de 160 représentations en Europe et au- delà.
Le fait d’associer d’autres disciplines artistiques ne fait-il pas courir le risque de réduction, voire de dissolution de la fonction de la musique ?
Votre question est très pertinente…. mon expérience en début de carrière en tant que chef de chœur dans divers opéras français, m’a largement édifié dans ce domaine ; J’ai beaucoup de souvenirs douloureux où j’ai assisté à des confrontations et batailles d’ego entre chef d’orchestre et metteur en scène dont, finalement, la musique sortait perdante. En fait, tout est dans la façon dont on imbrique les disciplines. Dans un ballet par exemple, si les musiciens restent en fosse ou au fond de scène, ou si finalement, leur présence peut éventuellement être remplacée par une bande son, le pari est perdu. Il faut que la musique et la présence des musiciens se rendent indispensables au jeu des danseurs, qu’ils soient pleinement impliqués dans l’écriture même du spectacle. Dans Folia, les musiciens interagissent en permanence avec les danseurs, soit en étant présents sur le plateau, soit dans la complicité musicale en interagissant en permanence sur les différents paramètres sonores tel que l’intensité, le tempo, l’expressivité…C’est la même chose pour mes projets intégrant le texte, la comédie, les arts visuels, etc. De l’écriture à la réalisation, je veille toujours, en complicité avec co-créateurs, à ce que les possibilités d’interactions collectives soient nombreuses et diverses.
Après Sophie Junker, reprenant le répertoire de Elisabeth Duparc (la Francesina, le plus beau récital haendélien), nous est promis un enregistrement d’Ambleto, avec Roberta Mameli, dernier volet de la série initiée avec « Duel » de Giuseppina Bridelli. Fantasmi di Ambleto… bien avant Ambroise Thomas, Hamlet a inspiré nombre d’ouvrages lyriques. Comment avez-vous conçu votre projet ? Pouvez- vous nous en dire davantage ?
Comme bien souvent, mes projets viennent n’ont pas d’une idée de spectacle mais de la rencontre avec un artiste. Avec Roberta, nous souhaitions tous deux faire un projet ensemble et avons imaginé plusieurs pistes. Après 6 mois de réflexion, c’est Roberta qui a proposé le thème de Hamlet, et nous l’avons creusé ensemble avec l’aide précieuse du musicologue Paolo Montanari. Paolo nous a parlé d’Apostolo Zeno qui avait écrit à Venise à la fin du 17e siècle un livret à partir de la légende danoise d’Hamlet. Plusieurs compositeurs se sont saisis de ce livret et ont écrit leur opéra : Domenico Scarlatti, Francesco Gasparini, Giuseppe Carcani. Mais à part l’œuvre de Gasparini dont on a conservé l’édition londonienne (intégrant un air de la main d’Haendel !), les autres « Ambleto » ont été perdus. Il a fallu tout le talent de Paolo pour retrouver des fragments ici et là. Nous sommes donc en ce moment en train de reconstituer un récital à partir de diverses arias et sinfonias extraites de ces opéras, une sorte de kaléidoscope lyrique ou Roberta chantera à la fois des airs de Hamlet, mais aussi de Gerilda (sa mère), et Veremonda (son amoureuse), un tour de force vocal surprenant. Nous enregistrerons le CD en avril 24 pour le label Arcana/Outhere, avant d’amorcer une série de concerts en mars 25, en tournée au Canada et aux USA, puis en Europe.
Vous êtes lyonnais, c’est là que votre aventure a commencé avec Le Concert de l’Hostel-Dieu, c’est la base d’où vous rayonnez à travers le monde. Des inquiétudes se sont manifestées sur la volonté des collectivités territoriales – de la ville à la région – de soutenir le monde culturel, particulièrement la musique dite « classique ». Vous sentez-vous concerné par les restrictions annoncées ?
Il y a des tensions politiques entre la Ville et la Région; voire entre la Région et l’Etat. Certains artistes ou institutions culturelles en font les frais, ce qui est bien sûr très navrant. Pour ce qui est du CHD [le Concert de l’Hostel-Dieu], nous n’avons pas, tout au moins à ce jour, à déplorer de baisses de subventions. Cela dit, comme ce sont les mêmes montants depuis 20 ans, la baisse est certaine… Mais surtout, je crois que le projet du CHD est très fédérateur et incontournable pour les acteurs politiques du territoire. Nous sommes de très bons ambassadeurs de la Ville de Lyon à travers nos tournées et surtout à travers le travail que nous menons depuis 30 ans sur le patrimoine baroque de la ville, nous sommes également très présents sur la métropole en milieu péri-urbain notamment, au travers d’ambitieux projets de sensibilisation artistique. Enfin, nous sommes très actifs en région en collaborant aussi bien avec les grands festivals, théâtres et opéras qu’à travers les associations en milieu rural. En résumé, on est plutôt une bonne affaire pour les uns et les autres …
Toujours à propos de Lyon… Comptez-vous valoriser d’autres trésors de la Bibliothèque municipale que l’oratorio [Il paradiso perduto] de Mancia, révélé en 2022 ? Pourquoi ne pas passer à l’opéra, j’entends à la réalisation intégrale d’un opéra, puisque tout vous y conduit ou vous y ramène ?
Vous avez raison. Mais tout comme la forme concertante, l’opéra, à mon avis, doit se repenser afin de trouver un nouvel élan artistique, s’appuyer sur un nouveau public et imaginer un modèle économique plus en phase avec les contraintes du moment. Je crains que tout cela demande des moyens en temps et en soutien financier que je n’ai pas dans l’immédiat… Par ailleurs, il n’y a que très peu d’opéras conservés sous forme de manuscrits dans les bibliothèques lyonnaises. Ces fonds s’étant constitués à partir des partitions collectées par les sociétés de concerts au début du 18e siècle, on y retrouve plutôt des cantates, de la musique instrumentale ou des oratorios. Et pour répondre à votre question, oui, bien sûr, nous continuerons à restituer et éditer les manuscrits rhônalpins, et ce à raison d’un ou deux projets nouveaux chaque saison.
Ambronay, La Chaise-Dieu, Halle (Haendel), Bayreuth et son écrin baroque, Bruges, bien sûr, Londres, on n’énumérera pas tous vos ancrages… Votre nom n’apparaît pas pour autant dans certains festivals français dédiés au baroque, y compris tel prestigieux. Y aurait-il une forme d’ostracisme ?
Oui, vous avez remarqué vous aussi ? Je n’ai pas d’explications certaines mais je peux tenter deux pistes : soit le positionnement atypique du CHD ne plait pas à tout le monde – ce que nous pouvons parfaitement comprendre et nous l’assumons pleinement – soit les programmateurs auxquels vous pensez, n’ont tout simplement pas de place pour nous accueillir – tout au moins pour l’instant – développant des compagnonnages artistiques avec d’autres ensembles, ce que je comprends d’autant mieux que je programme deux festivals. On ne peut pas programmer tout le monde ! Ceci dit, nous compensons amplement notre absence dans certains « temples du répertoire baroque » par une forte présence à l’étranger et également depuis peu dans le réseau des scènes nationales et des théâtres de ville; ce qui nous va très bien et nous permet de maintenir notre rythme de 80 levers de rideau par saison.