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Franco Bonisolli, ou l’immense gâchis

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Actualité
9 juillet 2012

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La publication en décembre dernier par Membran d’un coffret de quatre CD en forme d’hommage à Franco Bonisolli motive une nouvelle entrée à notre encyclopédie subjective des ténors avec, à l’arrivée, une conclusion en forme d’exclamation : quel gâchis !

 
Si seulement…
Si seulement il avait voulu se contenter de ce que la nature, pourtant immensément généreuse, lui avait donné.
Si seulement il a avait voulu, ou pu, domestiquer son impossible caractère et cantonner son égo dans des limites raisonnables pour un chanteur d’opéra.
Le milieu de l’art lyrique est rempli de ces occasions ratées, de ces promesses jamais tenues qui nourrissent d’immenses regrets doublés d’éternelles frustrations. Souvent, ces occasions ratées sont imputables à la malchance: la rencontre décisive – celle qui fait décoller une carrière pour la propulser au firmament – qui se fait attendre et ne vient jamais, la maladie, qui conduit à trop souvent devoir annuler, un agent défaillant…
Franco Bonisolli offre un cas de figure différent: c’est à lui, et à lui seul, qu’il doit que sa carrière n’a été que le pâle reflet de ce qu’elle aurait du être.

Tout avait pourtant commencé sous les meilleurs auspices.

Né le 25 mai 1938 à Rovereto, patrie du compositeur Ricardo Zandonai, Franco Bonisolli est remarqué en remportant, en 1961, le concours de chant organisé à Spoleto. Il fait ses débuts dans la même ville l’année suivante, dans le rôle de Ruggiero, dans La Rondine de Puccini. Gian Carlo Menotti, originaire de Spoleto, le repère alors et l’engage pour la production de L’Amour des trois oranges montée l’année d’après.
Les choses s’enchaînent dès lors très rapidement, et il y a de quoi. Car le jeune Franco Bonisolli a de sérieux atouts pour percer et réussir, à commencer par des moyens vocaux exceptionnels. En ces années 60, la voix est celle d’un ténor lyrique, idéalement timbrée sur toute la tessiture, dotée d’un aigu flamboyant et d’une assise solide dans le bas medium. Moins immédiatement solaire que celle de Pavarotti, plus homogène et épanouie dans l’aigu que celle de Domingo, la voix de Bonisolli se plie, en ces jeunes années, sans difficulté à la vocalise rossinienne. A ces qualités strictement vocales, il convient d’ajouter une prestance scénique peu commune, service par une allure flatteuse : Franco Bonisolli est grand, élancé, il a de l’abattage et il le sait. Quelque part à mi chemin entre Bergonzi et Corelli, on tient sans doute là, aux côtés de Pavarotti, Domingo et Carreras, un prétendant sérieux à la relève.

Un exemple de la voix du « jeune » Bonisolli :
 
Les prises de rôle se succèdentt, de même que les débuts sur les scènes prestigieuses : après Dallas en 1965, 1966 voit Bonisolli incarner Alfredo à la télévision aux côtés de la pulpeuse Violetta d’Anna Moffo. L’année 1968 est celle des débuts au Staatsoper de Vienne, suivis en 1969 de ses premiers pas à la Scala puis, en 1971, du MET.

Le répertoire englobe alors essentiellement des rôles lyriques : le Duc de Mantoue, Nemorino, Alfredo, Des Grieux (qu’il chante notamment à Barcelone en 1967), avec une dilection particulière pour le répertoire rossinien (Cléomène dans Le Siège de Corinthe, le rôle de ses débuts à La Scala en 1969, le Comte Almaviva du Barbier de Séville, Uberto de La Donna del Lago, qu’il enregistre notamment avec la RAI Turin en 1970 – voir recension).

Progressivement, dès le début des années 1970, il évolue néanmoins vers des rôles plus lourds : Manrico, Calaf, Radamès, Alvaro, Cavaradossi, un sensationnel Arnold de Guillaume Tell (dont témoignent deux live : le premier de Hambourg en 1974, avec le Tell de Giuseppe Taddei, le second capté à Genève en 1979 avec la Matilde de Katia Ricciarelli, et le Tell pas franchement idiomatique de Sigmund Nimsgern), jusqu’à un tardif Otello (notamment à Vienne en 1976 avec le Iago très sous-estimé de Taddei, ou à Hambourg en 1985).

Parallèlement, une série de productions télévisées réalisées dans les années 70 en Allemagne de l’Est lui permet de s’afficher pour la postérité dans trois des ses rôles fétiches, tous issus du répertoire verdien, et avec des entourages loin d’être insignifiants: Alfredo en 1973, avec rien moins que la Violetta de Mirella Freni et le Germont de Sesto Bruscantini (excusez du peu !), suivi de Manrico immortalisé en 1975 (avec la Leonora de Raina Kabaivanska et le Comte de Giorgio Zancanaro), puis enfin le Duc de Mantoue (en 1977, avec le Rigoletto de Rolando Panerai et la Gilda de Margherita Rinaldi).

Même si les baguettes ne sont pas parmi les plus inspirées de la discographie, et en dépit de quelques pailles dans les entourages, il faut reconnaître que ces prestations sont loin d’être indignes, bien au contraire. Elles permettent d’apprécier un timbre qui, avec les années, gagne en chaleur et en virilité, sans rien perdre de son métal ni de son aigu époustouflant, des dons d’acteur bien réels.
 
 
D’où vient, dès lors, que la carrière de Bonisolli fut éclipsée par celle des fameux « Trois ténors », dont il était pourtant l’exact contemporain et qu’il aurait, en toute logique, dû rejoindre (il se situe exactement, pour son âge, à mi distance entre Pavarotti, né en 1935 et Domingo né – officiellement, du moins- en 1941) ?

C’est ici qu’il faut parler de celui qui fut le meilleur ennemi de Franco Bonisolli : lui-même.

Car en plus d’une voix exceptionnelle, Bonisolli était hélas doté d’un tempérament de feu, et d’un caractère… éruptif, le tout doublé d’une fâcheuse tendance à la pitrerie et à l’histrionisme.

Les exemples pullulent de coups d’éclat du ténor pendant des répétitions, ou pire pendant des représentations. On pense évidemment au fameux clash qui opposa Franco Bonisolli à Herbert von Karajan pendant une répétition du Trouvère, au Staatsoper de Vienne en 1978 : refusant de céder à une injonction du maestro, le ténor, furieux, lui jeta violemment son épée aux pieds et quitta la scène tel un diable sortant de sa boîte, à la consternation générale. En réalité, Karajan avait osé exiger du ténor qu’il chante à pleine voix, alors que Bonisolli souhaitait – du moins le prétendit-il – préserver sa voix dans la perspective de la première. La collaboration du trublion et du maestro connut un coup d’arrêt définitif, et les représentations qui suivirent furent confiées à Placido Domingo…

Les exemples analogues sont légions, et ils contribuent à forger la légende d’un Franco Bonisolli caractériel, névrosé et mégalomane, dont il est de bon ton de prononcer le nom avec un air de dégoût navré. Si l’on ajoute à cette incontestable instabilité du caractère une tendance prononcée à l’exhibition et au mauvais goût, la messe peut assez vite sembler dite… Là encore, les exemples de ce comportement de bête de cirque ne manquent pas, comme peuvent en attester certaines vidéos, dont celle ci-dessous :
 

Il faut dire que Bonisolli s’était fait de la « Pira » un cheval de bataille : dès qu’il la chantait en concert – c’est-à-dire très souvent – on avait l’impression que s’engageait aussitôt un combat à mort entre lui et le reste de l’humanité…

La cause semble donc entendue : Franco Bonisolli fut un pitre tout juste bon à amuser le public des Arènes de Vérone (prière de se boucher le nez), celui que l’on surnommait dans le milieu « il pazzo » (« le fou »), tout au mieux un triste épigone de Mario del Monaco.

Les choses sont moins simples. Ranger Bonisolli parmi les clowns, c’est faire bien peu de cas de ses moyens vocaux hors du commun. C’est oublier, par exemple, que c’est à lui que Karajan demanda – c’était avant le fameux incident de Vienne – d’incarner Manrico dans son deuxième enregistrement studio du Trouvère (chez EMI, où il éclipse sans difficulté la Léonora délabrée de Leontyne Price). C’est ne pas voir que Bonisolli savait (mais si !) se montrer discipliné et oublier sa propension aux débordements déplacés.

Le coffret de 4 Cds publié par Membran sous la référence 233346 vient nous le rappeler fort opportunément. On y trouve, extraits des prises est-allemandes des années 70, la quasi totalité du rôle de Manrico, de larges extraits d’Alfredo et du Duc de Mantoue, ainsi qu’un récital d’airs et de duos enregistré entre 1972 et 1975.

On placera sans hésiter au pinacle les duos extraits de Madame Butterfly, La Bohème et Otello où il a comme partenaire une Mirella Freni simplement divine. Ces pages trouvent Bonisolli à son meilleur. Et il faut le reconnaître : on rend les armes devant cette voix somptueuse, ensorcelante de timbre, sombre de couleur (avec, des résonances barytonales assez troublantes), comme recouverte en permanence par un voile d’inquiétude, parfaitement conduite, et qui culmine dans une quinte aigue glorieuse et pour tout dire époustouflante. Domingo n’a jamais eu cette aisance dans l’aigu, Pavarotti cette assise dans le grave.

Une solide assise dans le grave, un aigu facile et claironnant: suivez mon regard… On pense évidemment au rôle d’Otello. Le duo avec Freni repris dans le coffret Membran est digne des meilleurs : on n’y entend certes pas le même raffinement torturé que celui qu’y mettait Vickers à la même époque (avec la même Desdemone), mais ce Maure est autrement plus sain vocalement, et comment ! Alors, forcément, on cherche, on fouine, en quête d’autres traces du rôle. Et on trouve, écho d’une représentation hambourgeoise de 1985, un « Dio mi potevi » d’anthologie, à peine terni par quelques libertés : on chavire devant l’ut de « Cortiggiana », crânement tenu, asséné, alors que les plus grands l’escamotent ou se content de l’effleurer. Le son est des plus précaires, mais derrière, on entend celui qui était peut être le vrai Otello de sa génération… Qu’il n’ait jamais trouvé les chemins du studio pour y enregistrer ce rôle nourrit, une fois encore, des regrets éternels.
 

Ajoutons, pour être complet, que ses prestations dans le répertoire français n’ont rien de déshonorant, bien au contraire. Outre ses qualités de timbre, déjà mentionnées, il dispose d’une diction particulièrement soignée et presque irréprochable (à une curieuse exception près : dans l’air de La Juive, la malheureuse Rachel est livrée « au bourreux » et non « au bourreau » : une erreur d’impression sur sa partition ?).

Après le décès de son épouse, dont il était très proche; Bonisolli se retire totalement de la scène en 1990. Il effectue un retour en 1999, et donne des concerts couronnés de succès à Vienne, Salzbourg, Munich, Hambourg. Il devait interpréter Calaf dans la production de Turandot tournée dans l’enceinte de la Cité interdite en 2003, mais sa mort soudaine, en octobre de la même année, l’en empêche.

Que reste t-il, au bilan, de cette carrière ? D’immenses promesses non tenues, certes, mais aussi, malgré tout, des bribes, des éclairs, à connaître et à chérir intensément. Pour ces trop rares oasis dans un océan d’excentricités, Franco Bonisolli mérite mieux que les jugements lapidaires et définitifs qui, trop souvent, le relèguent dans les oubliettes de l’histoire du chant.
 

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