Coiffé d’un improbable couvre-chef, l’ancien ministre, que je retrouve au pied de son immeuble, est d’une exactitude militaire. Son appartement du Faubourg Saint-Germain est un chaleureux bric-à-brac. Plus une place sur les murs couverts de tableaux, de photos, de dessins. Sa chambre-bureau fait penser à la thébaïde d’un écrivain russe où tables et guéridons voient s’empiler des livres et des revues. Nulle impression de désordre pourtant dans cette grotte hors du temps et l’ordinateur témoigne que Frédéric est bien un homme connecté à son époque. La nostalgie n’est plus ce qu’elle était…
Le maitre de maison veille à m’apporter un plateau avec un verre d’eau fraiche et des fruits secs. Munie de ce viatique suranné, je débute mon entretien malgré les dénégations de mon interlocuteur qui m’assure ne rien connaître à l’opéra et ne voit pas ce qu’il va bien pouvoir me dire sur le sujet…
Tu n’as rien à craindre, je ne vais pas te faire passer un examen d’histoire de l’art lyrique ! Foin de dénégations, un homme qui a fait un film sur Madame Butterfly aime l’opéra… Pour toi, cette relation relève de l’affection, de l’amour ou de la passion ?
Je me méfie du mot passion et je préfère dire que c’est de l’amour. C’est un amour infirme car je manque de connaissances sur le sujet, mais un amour qui n’a pas cessé de s’approfondir depuis que je suis allé voir Tannhäuser en 1967.
Tu avais vingt ans…
Régine Crespin et Rita Gorr étaient en tête de distribution et ce fut un choc. La puissance insolite de ce que je découvrais m’emporta. Pour tout avouer, ma mère, qui était amie avec le chef d’orchestre Richard Blareau, m’emmenait bien à l’opéra quand j’étais enfant, mais ces spectacles étaient fort peu inspirants tant les mises en scène en étaient convenues. A la suite de cette révélation que fut Tannhauser, j’ai vu beaucoup de choses car j’étais très ami avec Daniel Toscan du Plantier qui adorait l’art lyrique et m’emmenait à de nombreuses représentations. Un deuxième choc survint beaucoup plus tard quand je vis la Madame Butterfly de Jorge Lavelli avec Teresa Zylis-Gara : l’œuvre, la mise en scène, l’interprète, tout m’impressionna. Si Tannhäuser fut le choc de l’innocence, cette Madame Butterfly fut mon vrai début de la découverte de l’opéra.
Ce qui est curieux est que tu sembles plus sensible aux mises en scène et aux interprètes qu’à la musique elle-même ?
J’allais y venir. Si la musique de Tannhäuser m’était passée au-dessus de la tête, celle de Puccini m’émut aux larmes et je suis devenu un vrai « puccinien ». Certains regardent de haut cette musique mais j’assume mes choix … J’ai mis trente ans à me libérer des Cahiers du cinéma pour aller voir des films pourtant très beaux mais qui n’avaient pas leur aval ! Je ne connais rien à la musique et les cours de piano de mon enfance m’ont laissé un souvenir pénible. Par les musiques de films, j’y suis devenu sensible. Le paradoxe – car je ne veux pas me faire plus mauvais que je ne suis – est que j’ai conçu par la suite toutes mes émissions de télévision comme des morceaux de musique. Il y a entre le montage et la composition musicale de très grandes affinités car tu fonctionnes par montées chromatiques permanentes. En fait, la musique est pour moi comme une beauté derrière un voile, mais toujours présente. D’ailleurs je n’écoute que de la musique classique avec en permanence France Musique et Radio Classique.
Comment se sont structurés tes goûts musicaux par la suite ?
Aimer Puccini ne m’a pas empêché d’aimer le reste ! Ce qui a été important a été la découverte de l’opéra par le cinéma même si le couple opéra/cinéma a mauvaise réputation chez les amateurs. Dans mes salles (Frédéric Mitterrand a créé un réseau d’une dizaine de salles Art et Essai en 1975), j’ai vu et revu la Flûte enchantée de Bergman, la Traviata de Zeffirelli que je trouve maintenant assez toc ou encore Carmen de Rosi…
Pour quelqu’un qui dit ne rien connaître à l’opéra, tu as quand même un bon bagage ! Dans ta jeunesse d’homme, tu n’as pas de souvenirs dans les grandes maisons lyriques ?
Pas vraiment… Je sortais souvent avec Daniel Toscan du Plantier et Philippine de Rothschild. Avec Daniel, je m’intéressais plutôt aux interprètes et avec Philippine aux mises en scène. A cette époque, seules deux œuvres m’ont marqué : Salomé et Wozzeck dans la mise en scène de Chéreau. Salomé m’a scotché par la beauté de la musique, par ce que cela m’ouvrait de nouveau. Et par la suite, petit à petit, je me suis construit une culture musicale, Mozart, Verdi et finalement Wagner, sans que jamais les découvertes ne remplacent les précédentes mais les enrichissent. J’ai aussi commencé à avoir des choix personnels et à vouloir aller à tel ou tel spectacle alors que jusque là, j’avais suivi mes amis. Cela a été un long apprivoisement.
As-tu pensé à certains moments : Ça, vraiment, je n’aime pas ?
Oui, mais c’est totalement inavouable.
(Là, j’exerce une insoutenable pression psychologique pour arracher l ‘aveu indicible au récalcitrant)
Bon, je vais te le dire mais on peut ne pas aimer quelque chose puis cela peut changer. Par exemple, il y a quarante ans, je suis sorti d’un concert de Pierre Boulez en étant capable de tuer quelqu’un ! Il y a trois ans, j’assistais au même concert, c’était fantastique et je ne m’étais pas ennuyé un instant. Pour tout t’avouer, il y a vingt ans, Pelléas et Mélisande m’a fait ch… à un point effrayant ! Mais cette répulsion n’a d’ailleurs rien de définitif. J’ai fait une démarche d’apprivoisement en écoutant des œuvres de Debussy « faciles », peut-être suis-je prêt maintenant et je retournerai voir Pelléas la prochaine fois qu’on le donnera à l’Opéra de Paris
Nous irons ensemble… Toi, l’homme de cinéma et de télévision, quel regard portes-tu sur les évolutions de l’opéra qui est aujourd’hui devenu un art total ?
Que les mises en scène d’opéra recherchent des correspondances dans le monde moderne est formidablement positif. Le sommet pour moi est quand Chéreau à Bayreuth joue sur scène Siegfried, avec la doublure qui chante en coulisses car le titulaire est malade. Je trouve magnifique que l’opéra interroge la réflexion contemporaine sur le spectacle. La question n’est pas de se demander si l’opéra est moderne ou pas, il l’est. J’ai adoré Strehler, j’aime le travail de Robert Carsen et même les mises en scène déjantées de Peter Sellars ne me posent aucun problème. J’aurais pu tourner Madame Butterfly dans un quartier HLM et d’ailleurs j’y ai songé. Ce qui me déplait est le manque de goût et la bêtise. Je n’ai pas vu Hanneke mais ce qui m’ennuie est de plaquer le politiquement correct sur des œuvres dont ce n’est pas le sujet.
Qu’as-tu pensé alors du travail de Martin Kusej dans L’Enlèvement au Sérail à Aix ?
Cela m’est pénible car ce n’est plus du dialogue mais de la prédation.
Question bateau mais inévitable : dans ton panthéon, tu choisis une œuvre, un chanteur, une chanteuse ?
Une œuvre, ce serait Le Chevalier à la rose pour la beauté de la partition et sa diversité. J’écoute cette œuvre comme un carrefour, le début de quelque chose. Une interprète : Maria Callas surtout aujourd’hui (notre entretien se déroule le 16 septembre, jour anniversaire de sa mort), mais j’ai un souvenir ébloui de Raina Kabaivanska chantant Cio-cio-san. Cette grande bringue n’était absolument pas faite pour le rôle d’une adolescente à peine nubile et par sa générosité, elle devenait totalement crédible. J’aime Tebaldi, Kathleen Ferrier me rend fou…
Et chez les hommes ?
Aucun nom ne me vient vraiment à l’esprit, à part celui de Jonas Kaufmann.
Evidemment !
Au-delà de leur beauté, c’est la fragilité des voix qui m’émeut profondément. Quand Pavarotti est mort, Teresa Zylis-Gara a chanté l’Ave Maria et sa voix était détruite. C’était terrible. Je me souviens aussi d’une Turandot défaillante à Orange et les gens sifflaient. Ça, je ne supporte pas. Je déteste le côté corrida et certains amateurs me cassent les pieds. Cela m’a tenu parfois éloigné de l’opéra, car cette exigence n’est plus de l’amour mais une névrose. Alors que les efforts sont inouïs… Une prise de rôle, c’est comme une prise de voile.
Passons à un autre chapitre de ta vie : tu as été ministre de la Culture et donc ministre de l’opéra. Comment as-tu vécu ta fonction ?
Ma première préoccupation a été de conforter Nicolas Joël (directeur de l’Opera de Paris de 2009 à 2014) que je n’avais pas nommé et qui avait été très mal accueilli. C’était un homme très estimable. Mon rôle de ministre de la Culture était d’aller à l’encontre du repas des fauves, même si certains ricanaient à mon endroit. La curée médiatique s’était d’ailleurs aussi exercée à l’encontre de son prédécesseur Gérard Mortier. J’ai soutenu Bruno Mantovani pour son opéra Akhmatova, car il est important qu’il y ait de la création contemporaine. J’ai passé beaucoup de temps à protéger les uns et les autres des cabales qui les menaçaient, tel Serge Dorny à Lyon. J’ai veillé à ce que chacun sache que le bureau du ministre n’était pas un lieu d’intrigues.
Ensuite, il a fallu non seulement maintenir mais conforter les moyens budgétaires des établissements et j’étais perpétuellement sur le qui-vive. J’ai ainsi beaucoup œuvré pour protéger l’Opéra-Comique qui était inexplicablement dans le collimateur du ministère des Finances.
J’ai été aussi en appui constant à Laurent Bayle et suis heureux du grand succès qu’est la Philharmonie. Au passage, je remarque que les responsables des structures culturelles que j’ai rencontrés sont de très grande qualité.
La seule maison où j’ai voulu être un véritable intervenant fut l’opéra de Marseille. Je me souviens d’un déjeuner interminable avec Jean-Claude Gaudin. Tout le monde était bourré et moi-même, j’avais éclusé quelques verres. Il me demande soudain – entre des considérations sur l’OM et quelques ragots égrillards- ce que je pense de son opéra. Je me laisse aller à dire qu’il n’était peut-être pas à la hauteur de sa ville. La responsable culture voulait m’arracher les yeux et je me rends compte que j’étais entré dans une zone totalement radioactive. La dame furieuse me lance : « D’ailleurs, vous ne venez jamais ! ». Ainsi tancé, un mois plus tard, je me pointe à l’opéra de Marseille. Evidemment, les bruits avaient couru sur mes imprudentes déclarations et j’étais interpellé : « alors, vous n’aimez pas notre opéra ? » ou « alors vous trouvez notre programmation nulle ? ». J’ai multiplié les dénégations et félicité chaudement la dame. La salle était en délire. Je me suis dit : laisse tomber, après tout, tu as déjà réussi à leur coller plein de trucs dont ils ne voulaient pas !
Ta mésaventure dit beaucoup de choses des liens des politiques avec la culture. Quel jugement portes-tu sur nos petits camarades qu’on ne voit quasiment jamais dans un de nos grands outils culturels ?
C’est catastrophique. Les politiques français qui s’intéressent à ces sujets ne sont que quelques uns. Je suis très ému en pensant que le seul moment de paix que s’octroie Angela Merkel, c’est d’aller à l’opéra et notamment à Bayreuth.
Il y a un vent mauvais qui souffle sur la culture entre rigueur budgétaire et réorientation du mécénat. N’est ce pas notre rôle de sortir de notre trou maintenant ?
Manuel Valls a stoppé l’hémorragie car c’est un homme qui n’a pas de ce dossier une vision purement politique. Je ne sais pas ce qu’on peut faire car je suis interdit et effaré devant la situation mais, hélas, il n’y a personne qui soutienne le projet culture dans notre pays. On ne parle que de Google et de numérisation. Il n’y a en somme que quelques politiques qui portent une véritable attention à la culture : Martine Aubry à Lille et Alain Juppé à Bordeaux et dans une moindre mesure Gérard Collomb à Lyon. Dans les candidats divers et variés, il y a également Bruno Le Maire. Pour le reste, on oscille entre indifférence ou fanfaronnade folklorique.
En tous cas, je veux être correct avec Fleur Pellerin comme Jack Lang l’a été avec moi. Mais nous devons approfondir notre réflexion car de nombreux responsables du spectacle vivant se sont isolés par dogmatisme et sectarisme. Quand un maire se fait pourrir par les tenants autoproclamés de la culture, il n’est pas étonnant que les forces adverses gagnent du terrain…Réconciliation, voilà le chemin.
J’ai quitté Frédéric, à la fois décontenancée par son pessimisme mais impressionnée par son enthousiasme intact. La politique l’a laissé indemne dans la fraîcheur de ses choix esthétiques et j’ai repensé à une phrase de Scott Fitzgerald qui lui va bien : « savoir que les choses sont sans espoir et cependant tout faire pour les changer ». En tous cas, après cet entretien, aucun de nos lecteurs ne croira désormais un instant que Frédéric Mitterrand ne connaît pas l’art lyrique.