En juillet 1960, la France découvrait sur l’unique chaine que comptait alors la télévision le Don Giovanni de Gabriel Bacquier, retransmis en direct d’Aix-en-Provence. Adoubé d’un coup d’un seul séducteur et mozartien, le baryton-basse, alors âgé de 36 ans, allait poursuivre sur les scènes internationales une carrière qui avait eu du mal à démarrer, peut-être parce qu’elle était le fruit d’un certain hasard. Né en 1924, celui qui allait devenir un des plus grands barytons de sa génération avait décidé de prendre des cours de chant pour rompre le rythme des trois-huit auxquels l’assujettissait son travail forcé aux Chemins de fer. Extraits de l’interview qu’il avait accordée à Laurent Bury en octobre 2017.
Les années de formation
« Je suis né à Béziers mais j’ai fait l’essentiel de mes études de chant à Paris, au conservatoire. En ce temps-là, on organisait rue Taitbout des auditions pour les directeurs de province, et c’est là que m’a découvert Lucien Brouet qui, après avoir été à la tête du théâtre de Bogota, était alors directeur à Anzin, près de Valenciennes.[…] Il m’a engagé et à Anzin j’ai fait quelques opérettes, un ou deux Offenbach, mais pas tant que ça. Ce qu’il m’a surtout fait chanter, c’est Carmen, Tosca, Rigoletto, des opéras populaires. Vous vous rendez compte ? J’étais très jeune, mais il m’a confié tous ces grands rôles. […] A force d’écrire aux théâtres pour qu’ils fassent appel à moi, j’ai été engagé à la Monnaie, par le nouveau directeur, Joseph Rogatchevsky. En trois ans, j’ai chanté quantité de choses à Bruxelles, tellement de choses que je ne m’en souviens plus très bien… »
En troupe à l’Opéra de Paris
« Au printemps 1955, je chantais Les Pêcheurs de perles. [… ] Martha Angelici était venue de Paris pour interpréter Leïla. A la fin de la représentation, elle me dit : “Gabriel, vous seriez libre pour venir à Paris ?” Je réponds que oui, et je demande pour quel rôle. “Pour faire partie de la troupe !” […] Pour mon premier spectacle à Favart, je remplace Roger Bourdin en Sharpless dans Madame Butterfly, avec Geori Boué. Après ça, j’ai chanté dans La Bohème, j’ai fait beaucoup de créations, des ouvrages courts qu’on donnait en début de soirée. […] Un jour, à Garnier, ils se sont retrouvés à court de Rigoletto ! Aucun des barytons de la troupe de l’Opéra ne pouvait chanter le rôle […] Alors José Beckmans, directeur de la scène à l’Opéra, m’a dit : “Tu connais le rôle ? – Oui. – Oui ? alors tu le chantes ce soir ! – Mais comment je fais, sans répétition ? – Oh, tu viens à 4 heures, tu vois Louis Fourestier, le chef d’orchestre, et vous vous mettez d’accord. Quand tu as fini, tu vas essayer tes costumes, et à 8h tu es en scène”. Voilà comment ça s’est passé. Ça a tellement bien marché, qu’après ils me foutaient des Rigoletto en pagaille, mais moi je continuais à chanter le répertoire léger à l’Opéra-Comique, donc j’étais emmerdé. Il fallait que je change d’embouchure sans arrêt, pour passer d’un style à l’autre. […] Puis en mars 1959, ils ont voulu fêter à Garnier le centenaire de Faust, avec une distribution différente à chaque acte, afin de faire travailler toute la troupe. Le Faust, la Marguerite et le Méphiso changeaient à chaque acte, mais il n’y avait qu’un seul Valentin. “Eh, Bacquier, viens chanter Valentin à l’Opéra”, qu’ils m’ont dit. A la fin, j’ai protesté : “Je ne pourrais pas faire partie de la troupe de l’Opéra ? Parce que j’en ai marre ! ça fait je ne sais combien de fois que je chante ici”. On m’a répondu : “Qu’à cela ne tienne !” Et voilà comment j’y suis entré, à l’Opéra.
L’effet Don Giovanni à Aix-en-Provence
C’est Gabriel Dussurget qui m’a donné cette opportunité. Un jour, il est venu m’écouter chanter Don Juan à l’Opéra, où il était conseiller artistique. A l’époque, on chantait encore l’œuvre en français. Il me dit : “Ça vous intéresserait de le faire à Aix, en langue originale ? – Evidemment, mais comment fais-je ? – Ne vous inquiétez pas, mon cher, nous avons Irène Aïtoff, qui va vous faire répéter”. Et pendant trois mois, tous les jours sauf le dimanche, je suis allé chez celle que Dussurget appelait la veuve Mozart, pour travailler le rôle en italien, surtout les récitatifs, qui sont si importants dans Don Giovanni, même plus importants que les airs que le personnage a à chanter. Je me suis mis au boulot, et quand le grand jour est arrivé, j’avais un peu la trouille. Enfin, j’ai eu ce coup de chance : c’était la première fois qu’un spectacle du festival d’Aix était diffusé en Eurovision. Il fallait que je me tienne à carreau, mais j’ai envoyé ça sans problème, parce que je l’avais rabâché ; je ne dis pas que j’étais vraiment le personnage, mais c’était en place. Et comme c’était diffusé partout en Europe, ils m’ont entendu à Vienne, à Londres, et j’ai tout de suite été engagé un peu partout grâce à ça, pour chanter au cours de la saison suivante. »
Une personnalité médiatique sous l’ère Liebermann
« Pour l’ORTF, j’ai animé pendant un an une émission pour les jeunes. On enregistrait au Théâtre de Paris tous les samedis. L’émission était présentée par Dominique Plessis, la femme d’Emmanuel Bondeville. Il y avait une partie théâtre, dont s’occupait Jacques Charon, et moi j’étais chargé du chant. Et un jour, en 1971, la télévision m’a proposé d’être L’Invité du Dimanche. […] J’ai un témoignage terrible. Je me rappelle avoir participé à une réunion où il fut question de la Réunion des théâtres lyriques nationaux, de l’Opéra-Comique, de Monsieur Liebermann, et ainsi de suite. Marcel Landowski a dit : “Comment ? Jamais de la vie je ne supprimerai la troupe de l’Opéra-Comique, ni celle de l’Opéra. Comptez là-dessus”. Il a dit ça devant tout le monde. Et bien sûr, la première des choses qu’il a faites a été de fermer les deux maisons. […] Moi j’avais cette chance d’avoir connu à New York Joan Ingpen, responsable des castings, qui a été appelée à Paris par Liebermann. Elle a dit : “Ah, Bacquier est là ? Alors on le fait chanter”. Par ailleurs, j’avais été pendant trois ans l’amant d’une chanteuse auprès de qui Liebermann m’a succédé, grâce à quoi j’ai pu faire ce que je voulais à l’Opéra, parce que j’appelais Liebermann “Beau-frère” ! Je me garais dans la cour de la direction avec ma voiture, j’avais les clefs de ma loge sur moi, je pouvais entrer à n’importe quelle heure… »
Un chanteur haut en couleurs (et riche en anecdote)
« Je me connais suffisamment pour pouvoir dire la vérité, aujourd’hui que je ne chante plus : je n’étais pas doué vocalement. Au conservatoire, puis à l’Opéra-Comique, il y avait autour de moi des gens qui avaient un galoubet extraordinaire, mais moi je n’atteignais pas facilement les extrêmes, sinon je ne me serais jamais autant embêté dans Le Barbier de Séville. J’avais un grave modéré, et j’avais un aigu un peu pincé, un peu trop canalisé. Je ne sais pas si ça ne faisait pas beau, pas intéressant, ou pas attirant. Après, je me suis mis à trouver ma vraie embouchure, mais je ne l’ai trouvée qu’à New York, quand j’ai eu à lutter avec les grands. »
« Ce qui m’a encore plus surpris, c’est que chaque fois que je chantais à Vienne, j’avais le sentiment d’être toujours en forme, vraiment en pleine forme. Pourquoi ? Parce que Karajan, qui était le directeur musical, exigeait pour certains ouvrages qu’on remette le diapason à 435. Donc les aigus venaient tout seul ! Au lieu de devoir tirer, je n’avais qu’à laisser aller. C’était la surprise viennoise… »
« Quand je suis allé chanter Don Giovanni à Munich, les critiques ont dit : “Trop méridional”. Je leur ai répondu : “Il est d’où, Don Juan ?” »
Gabriel Bacquier nous a quittés le 13 mai 2020.