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Gabriela Preissová : l’opéra malgré soi

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Actualité
21 mai 2020
Gabriela Preissová : l’opéra malgré soi

Infos sur l’œuvre

Détails

Librettiste sans le savoir, Gabriela Preissová ? Presque. Tout le texte de l’opéra Jenůfa se trouve mot pour mot dans sa pièce Její pastorkyňa*. Mais tout le texte de Její pastorkyňa ne se trouve pas dans Jenůfa, loin s’en faut. Au moment où les Tchèques luttent pour la reconquête de leur identité culturelle effacée par plus de trois siècles de domination autrichienne, cette patriote féministe toujours prompte à défendre les opprimés était faite pour s’entendre avec Leoš Janáček, qui portera son nom sur la scène lyrique. Sans qu’elle ait jamais rien fait pour. Au contraire.  

Orphelins, mères célibataires, paysans, ouvriers miséreux, minorités ethniques ou religieuses. Gabriela Preissová, née Sekerová le 23 mars 1862, peuple nombre de ses écrits de personnages – souvent des femmes – peu gâtés par la vie. Fille de boucher, comme Dvořák, elle n’a pas le temps de connaître son père. Heureusement, au gré des remariages de sa mère, la « chance » tourne : entre 1871 et 1873, on l’envoie vivre à Prague, auprès de l’une de ses tantes. Laquelle est l’épouse de l’historien František Dvorský (1839-1907), chez qui l’on tient salon. La gamine y croise les romancières Karolina Světla (1830-1899) et Eliška Krásnohorská (1847-1926) – celle-là même qui, après avoir publiquement reproché à Smetana de maltraiter la prosodie de la langue tchèque dans La Fiancée vendue (Hudební listy, 1871), lui fournira les livrets des opéras Le Baiser, Le Secret et Le Mur du diable. On retrouve ensuite la fillette chez un oncle à Hodonín, en Moravie du sud. Changement de décor radical : la voilà en contact direct avec le dénuement et les conditions de vie difficiles des populations rurales, mais aussi avec le folklore de la région. Bref, le futur cadre de vie de Jenůfa.   

Elle y retourne en 1880 pour épouser Jan Nepomuk Preiss, directeur de la raffinerie de sucre locale de vingt-quatre ans son aîné. Germanophone, monsieur ne sait pas le tchèque. Il ne réprouve cependant pas les activités d’écrivain de madame, qui ne se prive pourtant jamais de critiquer les ravages économiques et psychologiques de la domination habsbourgeoise sur ses terres natales. La femme de lettres fait aussi la connaissance de František Bartoš (1837-1906), dialectologue qui intéresse Janáček à ses recherches sur les traditions moraves. C’est toutefois František Šubert (1849-1915), alors directeur du Théâtre national de Prague, qui l’incite à écrire pour la scène. Et c’est encore Šubert qui, après Gazdina roba [La Fille de la ferme], son premier chef-d’œuvre pour les planches, attire son attention sur les deux faits divers à l’origine de Její pastorkyňa [Sa Belle-fille]. Trop réaliste pour être honnête, le nouveau texte ? Sur les rives de la Vltava, le public ne veut pas croire ce que Preissová lui montre. A savoir une existence campagnarde des plus rudes, où la condition féminine est tout sauf enviable. Loin, donc, des nouvelles pastorales qui présentaient la vie au grand air comme idyllique. Le naturalisme est en marche.  


Gabriela Preissová en 1886, par Jan Vilímek (1860-1938)

Le chant de la terre 

Janáček, qui vient d’abandonner son chantier d’opéra sur le mythe de l’amazone Šarka, ne se doute pas encore du talent théâtral de Preissová lorsqu’il lui demande, quelques mois avant qu’elle ne se mette à sa véritable première pièce, de lui rédiger un livret original. Réponse négative : la dame ne sent pas capable d’écrire sur commande. Le musicien revient à la charge trois ans plus tard, espérant pouvoir lui faire adapter Le Début d’un roman, historiette publiée en 1886 dans le périodique Světozor. La nouvelliste résiste encore. Non seulement elle ne s’y collera pas elle-même, mais elle avertit le musicien du manque d’action dramatique de l’affaire. Elle validera tout de même la versification réalisée par Jaroslav Tichý – nom de plume de František Rypaček, collègue du compositeur au Lycée du Vieux Brno qui releva le défi après les refus d’Eliška Krásnohorská et de Marie Červinková-Riegerová (1854-1895), qui prêta pourtant sa plume à Dvořák pour Dimitri et Le Jacobin.

On résume : le baron Adolphe s’est amusé avec Poluška, une fille de berger. Celle-ci espère plus, mais voit ses espoirs déçus. Elle retombe donc dans les bras de Tonek, son paysan de fiancé. Chants populaires, dialogues parlés : la partition a tout du singspiel. Preissová joue de ses relations pour que Šubert monte l’œuvre au Théâtre national. Hélas, Adolf Čech (1841-1903), son directeur musical, et Mořic Anger (1844-1905), assistant du précédent, s’y opposent. La partition passe pour un « échec manifeste » aux yeux du dernier.

Le compositeur ne se décourage pas pour si peu. Il s’intéresse désormais à Gazdina roba. Trop tard ! La dramaturge l’informe que Josef Bohuslav Foerster (1859-1951) se charge déjà d’y mettre des notes. Ce qui n’empêchera pas Janáček de penser encore longtemps à la tragédie d’Eva : poids des conventions dictées par l’Eglise, belle-mère tyrannique et étude de mœurs paysannes, les thèmes chers au musicien se trouvent déjà dans l’histoire de cette simple couturière amoureuse du riche fermier Mánek. Lequel s’avère trop faible pour aller contre la volonté d’une mère omnipotente, qui le destine à une meilleure union. Après un mariage malheureux avec le fourreur Samko, Eva fuit néanmoins en Autriche avec Mánek, qui laisse femme et progéniture derrière lui. La marâtre leur met encore des bâtons dans les roues. Lorsqu’elle réalise que son amant ne divorcera pas, Eva finit par se jeter dans le Danube comme Katia Kabanová boit la tasse dans la Volga. Ici comme dans Její pastorkyňa, le féminisme de la Tchèque ne va pas sans la critique du matriarcat, oppression des femmes par une femme – qu’elle détienne le pouvoir matériel comme celle-ci, ou l’autorité morale à l’image de la tutrice de Jenůfa.

Pour l’arrangement du texte, Preissová conseille a Foerster de consulter Jaroslav Kvapil (1868-1950), passé à a postérité pour avoir fourni le livret de Rusalka. Mais trois ans se passent sans que rien n’avance. Le compositeur s’en charge donc lui-même en atténuant considérablement les couleurs locales de l’original, et en réduisant à bien peu de choses le traitement de certaines thématiques chères à la dramaturge (il ne garde que six des vingt personnages, et s’intéresse peu au problème de la religion catholique que la nationaliste dénonce plus souvent qu’à son tour). Bref, il se passionne moins pour le contexte de la pièce que pour la psychologie des protagonistes. Le tout dans une veine musicale qui prolonge Smetana.

Pendant ce temps, le futur auteur de la Messe glagolitique se rabat sur Její pastorkyňa, qu’il adapte personellement. A ceci près qu’il n’opère, lui, aucune réécriture. Il se contente de resserrer les lignes et d’y changer quelques menus détails grammaticaux pour mieux coller à la réalité de terrain – si l’une aborde les dialectes moraves comme une langue étrangère, l’autre les parle couramment. Bien qu’environ un tiers de la pièce passe à la trappe, le livret reste donc l’œuvre de Preissová,… qui ne pense pourtant pas son sujet propice à la mise en musique.

Janáček s’apprête donc à composer le premier opéra tchèque en prose. Style qui en garantit l’efficacité dramatique, même si les répétitions qu’il introduit flirtent avec une forme de versification. Surtout, il y trouve sa propre esthétique, qui suit la prosodie et autres inflexions du langage parlé, et emprunte des éléments au folklore pour mieux les styliser. Entre les premières esquisses (1894) et l’achèvement de la version princeps de la partition (1903), près de dix ans s’écoulent. Il lui en faudra douze de plus pour parcourir le chemin qui mène de Brno, qui découvre l’opéra le 21 janvier 1904, à Prague, où Karel Kovařovic (1862-1920), alors directeur musical du Théâtre national, n’accepte de le monter que dans une version édulcorée par ses soins. Un maquillage en usage pendant des décennies, mais peu importe : le succès est au rendez-vous et lance – enfin ! – la carrière du musicien hors de sa Moravie natale. Re-titrée du nom de l’héroïne balafrée, la traduction allemande de Max Brod permet à Jenůfa de triompher à Vienne dès1918. De là, l’œuvre se retrouve bientôt à l’affiche des maisons d’opéra du monde entier. Sauf Paris, qui attendra 1980 avant de la produire.

La fin d’un roman

Le nom de Preissová n’apparaîtra sur la page de garde d’aucun autre ouvrage lyrique. Ce qui n’empêche pas Gabriela de suivre de près le succès tardif du cher Leoš. Moins par mélomanie pure que pour réclamer sa part du gâteau dès lors que Jenůfa devient rentable. Exigences qui, en 1918, font déborder le vase : « même Puccini ne payait pas 30% ! », s’étrangle le musicien. La dramaturge en obtiendra la moitié.

Sans doute est-ce pour faire fructifier cette nouvelle renommée qu’elle propose de sortir Le Début d’un roman des oubliettes. Une fois n’est pas coutume, elle offre de reprendre le texte elle-même, histoire de le rendre dramatiquement plus efficace. Le compositeur n’aurait qu’à y ajouter des échos de chansons moraves comme celle des actes I et III de Jenůfa, suggère-t-elle. Preuve, sans doute, qu’elle n’a pas l’oreille suffisamment musicale pour comprendre que le style de maturité du maître n’a plus aucun rapport avec celui de la bluette d’hier. Projet resté sans suite, va sans dire.

Un an après l’adaptation cinématographique de Její pastorkyňa par Rudolf Měšt’ák (1929), Preissová réécrit la pièce sous forme d’un « roman rural » qui, dans sa première moitié, revient largement sur le passé de Petrona Slomková, future sacristine. Fille du bailli de Bystranka, lui-même rejeton illégitime d’un noble local, elle reste célibataire jusqu’à ce qu’elle succombe au charme du meunier Tomáš Buryja, marié à une autre. Laquelle expire donc en laissant la petite Jenůfa orpheline de mère. On connaît la suite.

L’opéra comme la pièce ont une fin ouverte, qui se précise dans l’épilogue du roman. La belle-(grand-)mère meurtrière, qui s’est montrée humble devant ses juges, n’écope que de deux ans de prison. Désormais unis, Laca et Jenůfa restent en contact avec elle, et l’attendront à la sortie du pénitencier. Tous iront ensuite vivre dans un autre village.

Remariée à un militaire autrichien après la disparition de son premier mari en 1908, installée à Prague depuis la fin de la première guerre mondiale, Preissová continue d’écrire sans jamais frapper aussi fort que dans les deux pièces adaptées à l’opéra. Elle s’éteint le 27 mars 1946, à l’âge de 84 ans. Enterrée au cimetière de Vyšehrad, elle y côtoie (presque) tout ce que la nation compte de grands noms artistiques, politiques, scientifiques. Une espèce de panthéon où il ne manque que Jánáček, qui ne peut reposer ailleurs que dans la terre morave, à Brno.

*G. Preissová, Jenůfa, N. Derny (trad.), Paris, Le Jardin d’Essai, 2015.         

 

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