A l’occasion de la sortie de son nouvel album consacré à Beethoven, Rihm et Schubert, le baryton autrichien nous a accordé cette interview. Le chanteur revient sur les raisons de cet enregistrement, sur ses affinités musicales et sur l’évolution de sa carrière.
Cher Georg Nigl, pandémie oblige, comment allez-vous, et comment se sont passés les six derniers mois pour vous ?
Je suis heureux de pouvoir dire que je vais bien, et qu’il en va de même pour tous ceux qui me sont chers. Je n’ai pas trop souffert personnellement de cette crise, même si tous mes spectacles furent annulés pour un bon moment. C’est encore le cas maintenant, où des productions doivent être arrêtées en catastrophe parce que l’on y découvre un cas de Covid dans l’équipe artistique.
De façon plus générale, cette situation ne m’inquiète pas sur le long terme. Je n’ai pas peur du changement, et je pense que cette pandémie nous permet de repenser notre système en profondeur. Nous sommes tous dans le même bateau, et subissons tous les mêmes conséquences.
© Anita Schmid
Votre nouvel album Vanitas sort le 13 novembre chez Alpha Classics. Quel désir se cache derrière cet enregistrement qui mêle Beethoven, Schubert et Rihm ?
J’estime regrettable que l’on ne se pose pas plus fréquemment la question de la nécessité d’un album. Je ne sors pas un album de Lieder tous les ans, et cette démarche de l’enregistrement est mûrement réfléchie. La prestation en studio a ceci d’exceptionnel qu’elle me permet de diffuser la musique que j’aime à un grand nombre d’auditeurs sans pour autant dénaturer la nature de cette musique.
Car les Lieder de Schubert ou de Beethoven ne sont pas faits pour être chantés n’importe où et n’importe comment : je ne peux pas défendre An die ferne Geliebte dans un auditorium de 2000 places et sur un Bösendorfer. A l’inverse, le cycle de Rihm que j’ai enregistré est inenvisageable sur un pianoforte. Partant de ce constat, il n’y a que l’enregistrement qui me permette de réunir les conditions idéales d’interprétation de chaque répertoire. Je peux faire quelque chose, que je ne ferais nulle part ailleurs.
Vous avez enregistré ces Lieder de Beethoven et de Schubert accompagné d’Olga Pashchenko au pianoforte. Est-ce par désir d’authenticité ?
Il s’agit bien sûr d’authenticité, mais presque davantage de bon sens. Schubert et Beethoven ont écrit ces Lieder pour cet instrument, qui reste donc meilleur que n’importe quel piano à queue moderne dans ce répertoire. De plus, un fortepiano est nettement plus petit et donc nettement moins sonore qu’un instrument moderne. Je peux me permettre des nuances bien plus subtiles, un registre de voix tout à fait différent : le pianoforte me change véritablement en tant qu’homme et que chanteur.
J’aimerais également témoigner de ma joie de pouvoir chanter avec Olga Pashchenko. Elle est une pianiste et accompagnatrice formidable, qui sait convoquer le son original de chaque répertoire. J’ai beaucoup de chance de pouvoir me produire avec elle !
A l’écoute de cet album, on est frappé par la différence de technique entre Rihm et le duo classique.
Cette différence est bien réelle, et est simplement due à l’écriture vocale de Rihm, qui est bien plus contraignante. Je dois monter jusqu’au sol, ce qui n’est jamais le cas pour les autres compositeurs, et le simple passage du pianoforte au piano m’oblige à chanter différemment. Par ailleurs, les poèmes de Gryphius choisis par Rihm sont plus sombres et plus torturés. A eux-seuls, ils convoquent un univers dramatique beaucoup plus dense.
Mais je dois également m’adapter lorsque je chante du Lied classique. L’art du Lied est avant tout un art humain, et cela doit se ressentir dans notre façon de chanter. Quand vous écoutez les enregistrements de Frank Sinatra, vous avez l’impression qu’il ne chante que pour vous. Si vous arrivez à reproduire cette impression d’intimité et de proximité dans un Lied, c’est que l’opération est réussie.
Vous ne pouviez pas vous empêcher d’intégrer la musique d’aujourd’hui dans un album consacré au Lied. On comprend que la création joue un rôle primordial pour vous, mais pouvez-vous nous dire d’où vient cette passion ?
Je disais plus haut que le changement ne me fait pas peur. J’ai commencé au cœur même de la tradition viennoise, en étant Sängerknabe (membre de la maîtrise principale de Vienne ndlr). Tous les dimanches, je chantais une messe de Schubert, de Mozart ou de Bruckner. En 1988, l’Autriche a commémoré les 50 ans de l’Anschluss. Pour la première fois, le gouvernement a reconnu ne pas avoir été victime, mais bel et bien acteur du nazisme. J’avais à l’époque 16 ans, et cette nouvelle m’a bouleversé. C’est donc peut-être par rejet de l’ancien que je me suis mis à la recherche de tout ce qui pouvait être nouveau dans cette ville.
Le monde du théâtre était déjà assez décloisonné : on jouait régulièrement Bernhard, Jelinek et Heiner Müller. A l’opéra, en revanche, l’histoire de la musique semblait s’arrêter à Wozzeck et Elektra. A partir de 1989, j’ai commencé à me rapprocher de troupes d’opéra indépendantes, consacrées exclusivement à la création. Elles n’avaient alors pas beaucoup de visibilité, et je n’y tenais pas de grands rôles, mais cette expérience m’a permis de rencontrer Georg Friedrich Haas, Wolfgang Rihm ou Friedrich Cerha.
Vous faites aussi partie de ces chanteurs oscillant entre musique ancienne et musique d’aujourd’hui. Comment expliquez-vous ce grand écart entre Monteverdi et Dusapin ?
Il faut être honnête : de nombreux chanteurs débutent seulement dans ces deux répertoires parce qu’on ne leur confie pas de grands rôles classiques. Pour ma part, je suis seulement en train d’aborder les classiques du répertoire dans les grandes maisons, alors que je chante la musique d’aujourd’hui sur les plus grandes scènes depuis plus d’une décennie. Les sphères de la musique ancienne et contemporaine évoluent à l’écart des grandes salles, bien que cela soit de moins en moins le cas. On se fraye un chemin plus facilement dans ce répertoire, et on a plus rapidement l’occasion d’essayer des rôles conséquents, sans pour autant être immédiatement exposé au grand public et à la critique.
De plus, les ensembles baroques et contemporains bénéficient d’une plus grande souplesse. L’artistique est au centre de toutes les préoccupations, et si vous n’avez pas atteint votre objectif à la fin de la répétition, vous continuez jusqu’à ce que tout soit en place. Cette état d’esprit perfectionniste, je le rencontre plus rarement en orchestre ou en opéra.
Pensez-vous que cette pratique régulière de la création a eu une influence sur vos interprétations d’œuvres classiques ?
J’ai pour habitude de partir systématiquement du texte lorsque j’aborde une nouvelle œuvre. C’est grâce au texte que je peux comprendre le langage d’un compositeur que je ne connais pas, qu’il soit contemporain ou non. J’ai bien entendu été formé par mon contact régulier avec des compositeurs : ils attirent souvent mon attention sur tel ou tel détail de notation auquel je n’avais pas prêté attention. Bien souvent, ce détail est quelque chose que je peux retrouver dans le répertoire classique.
Ce que je retiens de façon plus générale, c’est que toute notation est une notation imparfaite. Entre ce qu’un compositeur imagine, ce qu’il note, ce que je comprends, et ce que j’interprète, il y a un certaine quantité de détails, une certaine dose d’exactitude qui se perd inévitablement. Aussi précis que soit le système de notation traditionnel, il reste toujours un calque imparfait de la pensée du compositeur. Par conséquent, je considère qu’interpréter, c’est traduire. Ce mot d’ordre guide aussi bien mon travail dans le grand répertoire que dans la création.