Au début du XXe siècle, Puccini connaît une popularité planétaire : c’est tout simplement le plus célèbre des compositeurs lyriques encore en vie. Son sixième opéra, Madama Butterfly, après un début chaotique, connaît un succès qui ne se démentira plus jamais, et rejoint Manon Lescaut, La Bohème et Tosca parmi les chefs-d’œuvre de l’art lyrique, aujourd’hui encore à l’affiche des théâtres du monde entier. Il règne désormais sans partage comme le maître incontesté de l’opéra italien, alors à son sommet. il est désormais le successeur incontesté de Verdi, qui décède en janvier 1901. Les véristes ont déjà produit leurs plus grands succès, le plus souvent des coups uniques, pour la postérité en tout cas. Mascagni a composé une douzaine d’opéras, mais seul Cavalleria Rusticana revient encore à l’affiche. Pareil pour Leoncavallo : le succès de I Pagliacci a éclipsé le reste de sa production, alors que le nom de Puccini restera attaché à au moins six monuments de l’art lyrique, au-delà de toute étiquette.
Une double invitation d’Argentine
En avril 1905, Puccini reçoit une invitation à venir à Buenos Aires pour honorer de sa présence la saison que lui consacre le Teatro de la Ópera, dont la direction artistique est assurée par la compagnie lyrique italienne Nardi-Bonetti. Un généreux incitant financier de 50.000 Lire (environ 250.000€) accompagne la sollicitation, afin de couvrir les frais du Maître, accompagné d’Elvira. Leur mariage avait été célébré en janvier de l’année précédente, après vingt ans de vie commune. Le divorce étant strictement interdit par l’Église, il leur a fallu attendre le décès de Narciso Geminiani, le mari d’Elvira, en janvier 1903, avant de pouvoir officialiser leur union et reconnaître officiellement Antonio, leur fils âgé de 18 ans.
L’invitation lancée par Nardi-Bonetti ne comportait qu’une seule obligation professionnelle : superviser la création de la quatrième et ultime version d’Edgar, deuxième opéra de Puccini, créé en 1889. Pour le reste, le séjour du couple Puccini devait n’être consacré qu’à des mondanités, visites et loisirs divers.
Difficile de refuser une telle proposition, d’autant plus que le quotidien la Prensa offre au couple Puccini de séjourner dans le palais qu’il possède, situé sur l’Avenida de Mayo. Ce bâtiment érigé en 1898 comportait au premier étage un luxueux appartement, mis à la disposition des Puccini, avec majordome et tout le confort souhaité. Aujourd’hui, ce palais abrite la maison de la culture de Buenos Aires.
L’empire Ricordi
L’implication de La Prensa surprend moins quand on découvre que sa rédaction compte parmi ses membres le critique Evaristo Gismondi, un Italien installé depuis plusieurs années à Buenos Aires, mais surtout le représentant officiel des éditions Ricordi en Argentine ! Toute l’opération se révèle donc particulièrement bénéfique pour Giulio Ricordi, qui démontre une fois encore sa formidable maîtrise du marketing. Le répertoire puccinien déjà bien présent en Amérique du Sud, fera l’objet de toutes les attentions durant l’été 1905, avec le soutien assuré de la presse et de la critique. Et la revue milanaise Musica e Musicisti – anciennement la Gazzetta musicale di Milano – propriété des édtions Ricordi fera tout naturellement un large écho à la tournée de Puccini en Argentine.
© Archivio Storico Ricordi
Buenos Aires – 1905
Le développement de l’Argentine connaît une progression spectaculaire entre 1862 et 1930, grâce à une période de stabilité intérieure. Une importante vague migratoire permet à la population de croitre cinq fois plus vite que dans le reste du monde. Les migrants viennent pour la plupart d’Espagne mais également d’Italie, où la mécanisation de l’agriculture pousse de nombreuses familles à l’exil. Au début du siècle, la communauté italienne compte environ 240.000 âmes, pratiquement un quart de la population portègne. Pour eux, l’opéra constitue un fort élément identitaire qui les relie à la mère patrie.
Le Teatro Colón a fermé ses portes en 1888 pour une complète reconstruction, qui sera inaugurée en 1908. Mais l’opéra reste omniprésent dans la bouillonnante vie culturelle de la capitale, principalement au Teatro de la Ópera, mais aussi au Politeama, San Martín, Odeon, Nacional et au Victoria !
Mondanités et retrouvailles
Les Puccini remontent à Gênes pour embarquer le 1er juin sur le Tommaso di Savoia, qui arrive à Buenos Aires le 23 juin, alors que la saison lyrique qui lui est consacrée bat son plein.
Les Puccini à bord du Savoia © Archivio Storico Ricordi
Puccini et Elvira sont reçus comme des vedettes. Une foule nombreuse se presse sur les quais du port où accoste leur navire, malgré 6 heures de retard. Les Puccini prennent possession de leurs appartements luxueux avant de rencontrer le Président de la République, Manuel Quintana. Les jours suivants ils visitent le jardin zoologique, les détenus du pénitencier national, la caserne des pompiers, assistent à un match de football. Le 10 juillet, trois tramways sont spécialement affrétés pour un tour de la ville, avec des badauds agitant des drapeaux argentins et italiens tout le long du parcours. Un rodéo avec 2000 bovins est organisé pour eux. Le couple est invité à plus de 70 banquets. Giacomo retrouve Ferruccio « Ferro » Pagni, le peintre de Torre del Lago, cofondateur du club Bohème, qui se réunissait dans le bistrot du savetier di Merlo pour taper la carte et autres animations. Pagni avait émigré en Argentine après une prise de bec avec Puccini. Ils ne se quitteront pas de tout le séjour. Lors d’une réception organisée par des expatriés de Lucques, Puccini retrouve des amis d’enfance et verse une larme d’émotion pendant le discours d’hommage qui lui est réservé. Plusieurs parties de chasse sont évidemment organisées, avec amis et journalistes, et la presse rapporte tous les faits et gestes du compositeur. Puccini annonce déjà le sujet de son prochain opéra : Marie-Antoinette, un projet qui n’aboutira jamais. Le magazine populaire Caras y Caretas publie une caricature de Puccini en chasseur, avec à l’arrière-plan une évocation pas très subtile de son accident de voiture. Pas rancunier, le compositeur y inscrit une dédicace avec la 1ère mesure de « Un bel di vedremo ». Une autre caricature montre le « génie », marchant sur des liasses de billets. Son portrait est même utilisé pour la publicité du savon Reuter, aux propriétés prétendument thérapeutiques.
Les soirées sont pratiquement toutes consacrées à la musique, Puccini souhaitant assister à toutes les représentations, après avoir supervisé la création d’Edgard et gouté à une zarzuela locale. Si cette nouvelle version d’Edgard reçoit un accueil chaleureux, cette pièce ne connaîtra jamais l’engouement des autres œuvres du maître toscan, qui n’avait que 30 ans lorsqu’il la compose. Et puis le livret reste d’une indigence affligeante.
Pour la direction des 5 opéras, Puccini est accompagné d’un vieux complice, en la personne de Leopoldo Mugnone, qui avait mené à bien la création de Tosca, 5 ans auparavant, dans des circonstances plutôt mouvementées.
Mugnone, Bonetti et Puccini dans l'appartement mis à disposition par La Prensa © Archivio Storico Ricordi
Mugnone le Napolitain
Exact contemporain de Puccini, à trois mois près, Mugnone voit le jour à Naples dans une famille de musiciens. Talent précoce, il compose une premier opéra dès l’âge de 12 ans. Très vite il se lance dans une brillante carrière de chef lyrique, mais il compose également, et ses œuvres véristes ont attiré l’attention d’Edoardo Sonzogno, grand rival de Ricordi. Sonzogno, principal éditeur de l’opéra vériste, mais également de Bizet et Massenet en Italie, confiera au jeune chef la direction d’œuvres de son riche catalogue dès que l’occasion s’en présentera. C’est lui aussi qui l’enverra en Amérique du Sud pour faire vivre l’opéra italien. Verdi appréciait Mugnone tout comme Puccini, qui lui écrivait affectueusement « Caro Popoldo ».
Une incroyable vie musicale
L’initiative de proposer 5 opéras du maestro toscan durant l’été 1905 constituait un joli coup programmatique pour le Teatro de la Ópera. A l’affiche, il y a cette création de la version définitive d’Edgar, Manon Lescaut, La Bohème, Tosca et Madama Butterfly. Mais les autres théâtres ne se privent pas de programmer du Puccini, avant, pendant et après son arrivée en Argentine. Le Politeama met à l’affiche La Bohème, Tosca et Manon Lescaut. Les mêmes œuvres sont également programmées par le San Martin. Le théâtre de l’Odéon propose La Bohème et le Victoria Tosca, tous les deux en castillan.
Les distributions présentent les meilleurs chanteurs du moments, avec par exemple Rosina Storchio, créatrice de Mimi, le ténor Giovanni Zenatello ou le baryton Enrico Nani.
La création de la version définitive d’Edgard rencontre l’enthousiasme du public local, mais malgré tous les efforts de Puccini l’œuvre ne trouvera jamais sa place dans le grand répertoire.
Le paroxysme est sans doute atteint le 24 août, alors que les Puccini ont déjà quitté Buenos Aires : Tosca est jouée simultanément au Teatro Marconi et au Politeama, alors que Sarah Bernhardt se produit au Teatro de la Ópera, dans la pièce de Victorien Sardou !
Le retour
Le séjour à Buenos Aires se conclut par un fastueux banquet dans le Salon doré du Palais de la Prensa, qui réunit plus d’une centaine d’invités. Le lendemain, le couple Puccini embarque pour Montevideo, où il séjourne quelques jours avant de monter sur le paquebot Umbria, le 16 août 1905, qui les ramènera en Italie. Après la houle puissante de l’Atlantique, le maître retrouve avec soulagement le calme de Torre del Lago et la quiétude du lac de Massaciuccoli, le « marécage », comme ironisait Illica.
Mais Puccini retournera à deux reprises, en Amérique, au Met de New York cette fois. Ce sera pour lui l’occasion d’imaginer (en 1906), puis de créer (en 1910) la Fanciulla del West et de rentrer encore un peu plus dans la légende.
Sources
Wikipedia
Marcel Marnat Puccini (Fayard)
Sylvain Fort – Puccini (Actes Sud)
Perplexity
Historia Musica : Puccini de visita en Buenos Aires