Acclamée pour ses interprétations mozartiennes et son art consommé de la nuance, qui lui permet aussi de s’illustrer dans l’art subtil du Lied et de la mélodie, la soprano Golda Schultz est à l’affiche du Rake’s Progress de Stravinski à l’Opéra National de Paris. Elle nous accueille entre deux répétitions, alors que le soir de la première approche.
Tout se passe bien pour le moment ! Nous avons une très bonne équipe, Olivier Py, le metteur en scène, et son assistante font un très bon travail pour nous guider dans cette production fantastique, très inspirée par les beaux-arts, mais aussi par le cabaret. La production dans son ensemble est marquée par cette dimension très épanouissante et spectaculaire, je me sens vraiment engagée dans un « show », quelque chose qui sort de la norme. Cette histoire nous parle d’un jeune homme qui sort de sa propre vie pour explorer un monde très différent de ce qu’il connaissait, pour comprendre ce que sa vie aurait pu être. L’esthétique de ce spectacle nous fait ressentir toute l’importance de ces « Et si… ? ».
Anne Trulove, que vous incarnez, est peut-être le seul personnage authentiquement bon, dans The Rake’s Progress.
Oui en effet (rires) ! Le plus important est de garder en tête que beaucoup de personnages dans cette pièce sont des emblèmes. Anne est l’emblème théâtral du bien. Elle représente la bonté sous toutes ses formes, y compris ses fragilités : on voit avec elle que la bonté peut être brisée, blessée. C’est très beau de voir combien ce personnage reste fidèle à sa bonté, même quand le monde entier semble contre elle. Elle incarne la part de bonté et d’innocence qui peut exister en chacun de nous et que nous devons essayer de protéger, au-delà de tout ce qui peut nous arriver de mal. En tant que personne, Anne se montre très maternelle et protectrice envers ceux qu’elle aime, même quand Tom ne l’aime plus elle cherche à le protéger, sans attendre quoi que ce soit en retour. C’est magnifique mais c’est également une mauvaise idée, cette conviction qu’on peut sauver les gens malgré eux.
Lors de la création de l’œuvre à Venise, les critiques ont parfois été dures à l’encontre de son caractère « néo-classique », vu alors comme une forme de passéisme. Comment ressentez-vous ce mélange de classicisme et de modernité ?
Je dirais que ce mélange convient parfaitement au propos de l’œuvre. Au moment où Stravinski a conçu cette œuvre, le monde sortait de la Deuxième guerre mondiale, où il s’était auto-détruit, et tous les artistes cherchaient de nouveaux langages. Mais lui, instinctivement, a voulu revenir aux racines de l’opéra, aux fondamentaux que représente le classicisme, tout en y ajoutant des touches inattendues : des influences jazz par exemple, qui occasionnent une très belle conversation entre toutes les musiques de toutes les époques. Tout cela constitue un travail très brillant sur la façon d’expliquer musicalement une histoire universelle. C’était, de la part de Stravinski, un geste absolument génial. Comme beaucoup d’oeuvres un peu prophétiques, The Rake’s Progress n’a peut-être pas été immédiatement mesuré à sa juste valeur.
Pour une chanteuse comme vous, habituée aux emplois mozartiens, cette touche de classicisme doit être familière.
C’est absolument fondamental de se connecter à ces racines musicales-là pour travailler The Rake’s Progress. Stravinski lui-même a étudié beaucoup d’œuvres du XVIIIe siècle au moment de la composition. Mais si vous voulez parler de la façon dont j’utilise mon expérience des rôles de Mozart, je vous dirais que cette expérience me sert pour absolument tout. Ce qui est fantastique avec Mozart, c’est qu’il vous apprend à être précis dans votre approche d’une partition, notamment sur la façon dont vous entrez dans la musique et la façon dont vous en sortez. C’est très particulier, cette sensation de devoir être au « centre » de la note au « bon » moment, et paradoxalement, de trouver au cœur même de cette précision une liberté dans les phrasés, l’expressivité, les nuances.
Vous venez d’Afrique du Sud, un pays auquel vous êtes encore très attachée, et d’où sont issus un certain nombre de célèbres chanteurs d’opéra. Comment y avez-vous découvert la musique ?
J’ai vécu avec la musique depuis toute petite. Je jouais du violon quand j’avais cinq ans, alors que je ne savais pas encore lire la musique. Les leçons de chant sont venues bien plus tard, quand j’avais 19 ans. A cette époque, je jouais toute sorte de musique, orchestrale notamment, parce que j’aimais beaucoup faire partie d’un groupe, écouter d’autres musiciens. C’est encore quelque chose qui imprègne fortement mon travail en tant que chanteuse. Chanter, pour moi, c’est faire partie d’un groupe.
L’Afrique du Sud peut sembler éloignée de la scène lyrique internationale, mais on y trouve de très bons professeurs, et nous avons de très bonnes chorales, partout dans le pays. C’est un système très fort là-bas, à un moment dans votre vie vous montez sur scène et vous chantez. Cela vous apprend à utiliser votre voix très tôt.
Vous avez d’abord étudié le journalisme …
Oui, mais si vous aviez vu ma chambre quand j’étais étudiante, vous n’auriez pas trouvé beaucoup de journaux ou de livres sur l’histoire des médias. Je passais déjà beaucoup de temps à lire des biographies de chanteurs, je collectionnais les disques et les partitions, j’empruntais tout ce que je pouvais à la bibliothèque. Je ne pouvais pas comprendre les mots quand j’écoutais Les Noces de Figaro, mais je me sentais très liée aux personnages, et je pense que ce qui m’a décidée à en faire mon métier, c’est le fait que les opéras soulèvent des questions qui m’intéressent. Pourquoi les choses sont-elles ainsi, et pas autrement ? Pourquoi nous aimons ? Pourquoi nous blessons ? Pourquoi nous pleurons ? L’opéra nous met souvent face à des histoires tragiques, mais nous rappelle en même temps qu’il y a de la beauté partout, même dans les choses les plus tristes.
A vos débuts, vous vous êtes installée en Allemagne, où vous avez travaillé dans des troupes à Klagenfurt et à Munich, retrouvant ainsi ces ensembles auxquels vous êtes attachée. Qu’avez-vous appris de ce système si particulier des troupes ?
C’est bien sûr très exigeant, et en même temps ça constitue une opportunité d’apprendre à lire et à assimiler rapidement de nouvelles partitions et de nouvelles histoires. Bien sûr, comme il est fondamental d’être toujours bien préparée, ce système où tout va très vite vous pousse à demander de l’aide, à ne pas rester bloquée avec ses problèmes. C’est un état d’esprit très : « dîtes-moi si vous ne savez pas ! Ne perdez pas de temps à faire semblant de connaître ce que vous ne maîtrisez pas. Par ailleurs, les troupes m’ont aussi appris ceci : bien sûr, ce que nous faisons, c’est de l’art, mais c’est aussi un métier, tout simplement, et il faut se lever chaque matin pour le faire. Ça peut sembler trivial, mais il ne s’agit pas d’être dans sa meilleure forme vocale tous les jours, ou d’avoir la plus belle voix de la distribution, mais d’être fidèle au poste chaque jour, d’être engagée dans son travail afin de sentir prête au moment d’être sur scène. J’ai appris là-bas que je pouvais ne pas être à 100% de mes moyens chaque jour, mais rester tout de même en mesure de faire mon travail. Chanter beaucoup de seconds rôles permet également d’apprendre son métier sans excès d’appréhension, et c’est une grande chance, et il n’y a pas que les grandes héroïnes qui ont des airs sublimes !
Peut-être est-ce aussi une influence de l’Allemagne sur votre carrière, mais le Lied constitue également un pan important de votre carrière.
Ce n’est pas toujours facile de continuer à maintenir cet équilibre entre les opéras et les concerts, mais j’essaie de bien partager mon temps entre les deux. En ce moment, je suis en train de préparer des œuvres pour un récital prévu au moins de janvier. Passer de l’opéra au Lied me semble finalement assez naturel : nous sommes toujours des interprètes. La grande différence, c’est que lors d’un concert ou d’un récital, je me sens aussi un peu responsable de la mise en scène. C’est ma vision de l’œuvre que je dois porter d’un bout à l’autre, sans la confronter à la perception de quelqu’un d’autre. Avec mon partenaire, le pianiste Jonathan Ware, on est toujours très heureux de créer un univers à part entière autour des pièces que nous choisissons d’interpréter. Je ressens à chaque fois un grand sentiment de liberté. Cela m’aide aussi quand je retourne à l’opéra ; cette réflexion menée autour du travail d’un compositeur influence mon travail avec mes collègues ou des metteurs en scène. Ça m’aide à mieux communiquer lors des répétitions, à dire : « on pourrait ajouter ceci, ou enlever cela, qu’est-ce que cette scène signifie réellement ? ». En règle générale, je préfère toujours travailler de façon collégiale, même si une approche très verticale est parfois nécessaire : dans des maisons de répertoire où vous avez trois jours de répétition, il n’y a pas d’autre possibilité. De même, quand je suis invitée à chanter dans une œuvre symphonique ou un oratorio, j’essaie avant tout d’être attentive aux personnes qui m’entourent, qui forment un orchestre depuis longtemps, qui se connaissent bien. Je passe du temps à observer et écouter pour comprendre comment ils fonctionnent, et pour m’adapter au mieux à ce fonctionnement. Je ne suis que l’invitée, je ne veux pas imposer ma vision des choses dans ce contexte. Peut-être que mes études de journalisme m’aident, dans ce rôle d’observatrice !
Quels sont les projets que vous attendez avec le plus d’impatience ?
Je suis très heureuse de retourner bientôt à Munich pour chanter la Comtesse des Noces de Figaro. Ensuite, je serai au Metropolitan Opera au printemps pour La Flûte Enchantée dans la mise en scène de Simon McBurney, où je me déplace dans les airs – j’adore ça ! Je vais aussi chanter à plusieurs reprises Agathe dans le Freischütz de Weber, en tournée et au Semperoper de Dresde, où je vais faire mes débuts. Je suis aujourd’hui dans une phase de ma carrière où j’ai beaucoup de chance de chanter des rôles qui m’intéressent dans de magnifiques maisons. Ce n’est pas quelque chose que j’ai l’habitude de me dire, mais je suis heureuse de ce que j’accomplis aujourd’hui.
A l’avenir, j’aimerais beaucoup chanter le rôle d’Antonia des Contes d’Hoffmann. « Elle a fui la tourterelle » est un de mes airs préférés ! Je vais aussi me tourner davantage vers le répertoire italien, j’ai quelques projets du côté de Puccini notamment. Et Strauss, évidemment, me fascine ! Arabella ou la Comtesse de Capriccio me plaisent beaucoup.
Si vous pouviez ramener à la vie un grand artiste du passé pour travailler avec lui (ou elle), ce serait qui ?
Mon Dieu… si c’était un chef d’orchestre, je choisirais sûrement Bernstein. Et Mahler. Me tenir dans une pièce avec eux et les regarder échanger, je pense que ce serait passionnant. Bernstein finirait peut-être par dire à Mahler comme ses œuvres doivent être dirigées (rires) ! Du côté des chanteuses, sans doute parce que n’ai pas eu la chance de les côtoyer, Victoria De Los Angeles et Montserrat Caballe. Je réalise depuis quelques temps à quel point je reviens souvent à leurs enregistrements. Elles ont su exceller dans tant de répertoires différents, avec cette disponibilité et cette bonne volonté typiques de cette génération, qui fait qu’au-delà des langues qu’elles savaient parler ou des styles avec lesquels elles étaient familières, elles trouvaient en elles le sens profond de la musique.
Les deux chefs que vous avez cités étaient aussi des compositeurs. Alors que plusieurs compagnies lyriques, comme le Metropolitan Opera, souhaitent mettre plus en valeur la création contemporaine, avez-vous des projets dans ce sens ?
J’aimerais énormément travailler sur une création mondiale. Dans ce cas, je serais particulièrement attachée à ce que l’histoire ne soit pas trop contemporaine. Il faut qu’il y ait une dimension intemporelle pour qu’une œuvre vieillisse bien. Une de mes amies, Lila Palmer, est librettiste et a travaillé sur la création d’un nouvel opéra aux Etats-Unis, American Apollo. Je l’ai vue travailler, si longtemps, pour aboutir à une histoire forte, que j’ai pu mesurer l’investissement, humain et financier, que représente la création d’une nouvelle œuvre. C’est ce qui freine la création aujourd’hui, et c’est dommage car il y a beaucoup de grands compositeurs qui en pâtissent. Appliquée à la culture, la logique capitaliste, qui consiste à tout rationaliser, empêche trop souvent d’arriver à un processus créatif stimulant, où tout le monde, compositeur et interprètes, se mettent autour de la table, discutent, échangent, ont le luxe d’essayer quelque chose sans savoir si ça va marcher. Nous avons besoin d’espace de percolation.