Avec ce Crépuscule des Dieux s’achève une Tétralogie berlinoise qui restera comme immensément aboutie sur le plan vocal, ce qui est bien entendu l’essentiel. Nous resteront en mémoire des moments incomparables : le monologue d’Erda (Anna Kissjudit, une révélation de ce cycle) dans Rheingold, la colère de Fricka (Claudia Mahnke) au II de Walküre, tout l’acte trois de Walküre avec un Michael Volle en Wotan au sommet de son art, la performance athlétique et vocale de Andreas Schager tout au long de Siegfried et la dernière scène de ce Götterdämmerung où Anja Kampe est allée au bout, et peut-être même au-delà, de ce que l’on pouvait demander à sa Brünnhilde.
Voilà pour les moments inoubliables, ceux qui demeureront quoi qu’il en soit. Mais cela ne suffirait pas à marquer d’une pierre blanche les quinze heures de musique de ce Ring 2022 ; il fallait aussi disposer d’un plateau homogène, ce à quoi Daniel Barenboim, à l’initiative du cast (et malheureusement empêché pour cause de maladie) aura veillé avec grande attention. Cela est le cas également pour ce Crépuscule, nous y reviendrons. La Staatskapelle Berlin, dirigée par Christian Thielemann, dont le nom bruisse fortement pour la succession de Barenboïm, aura aussi grandement contribué à la réussite d’ensemble ; pour Götterdämmerung, les interludes orchestraux sont l’occasion de déployer l’éventail complet des sonorités tantôt envoûtantes (liaison entre le prologue et le I), tantôt flamboyantes (marche funèbre au III) : au baisser de rideau, les saluts avec l’orchestre au grand complet sur scène autour du chef sont pour le public l’occasion d’exprimer très bruyamment son adhésion complète à la vision de Thielemann. Une vision très orthodoxe il est vrai, fidèle à la partition, avec des tempi toujours justes et la recherche constante d’un accord fosse-plateau.
Dmitri Tcherniakov n’est pas venu saluer, alors qu’il l’avait fait pour le cycle I. S’il l’avait fait, gageons que, comme en octobre, il aurait entendu des huées se mêler aux applaudissements ; à plusieurs reprises, lors des quatre représentations, certains spectateurs ont ici aussi manifesté bruyamment leur désapprobation (ou leur incompréhension) face à une proposition scénique de fait clivante.
En tout cas non, le Crépuscule n’aura pas solutionné toutes les énigmes, ni livré toutes ses réponses aux questions soulevées, dont les deux dernières : pourquoi Siegfried ne boit-il pas le philtre d’oubli ni celui censé lui rendre la mémoire ? Mais il aura maintenu le fil de l’histoire, au prix de certaines contorsions dans la conduite du synopsis. Ici, tout se termine par la destruction de l’entreprise E.S.C.H.E, après ce qui apparaît comme un dénouement aussi inattendu que dramatique : dans un gymnase où l’équipe de basket de l’entreprise s’entraîne, Hagen transperce le dos de Siegfried avec la hampe d’un drapeau. A la différence de Siegfried, où Tcherniakov prive bien malencontreusement de toute poésie le duo Siegfried-Brünnhilde, il livre là une vision de l’agonie du héros et de la déploration de Brünnhilde particulièrement touchante.
© Monika Rittershaus
Hagen, Gunther et Gutrune ont repris l’entreprise au triumvirat de dames qui avaient elles-mêmes succédé à Wotan à la tête de E.S.C.H.E. dans Siegfried. Toutes trois réapparaissent au début du prologue sous la forme des…Nornes. Mais celles-ci sont aujourd’hui de vieilles dames voûtées, voire grabataires : pas étonnant que les fils du destin leur échappent (les tasses dans lesquelles elles s’étaient servi un thé se brisent en mille morceaux) ! Belle performance du trio Noa Beinart, Kristina Stanek et Anna Samuil où nous remarquons particulièrement le grave de la Première Norne, Noa Beinart.
Le Hagen de Mika Kares (déjà entendu en Fasolt puis Hunding) est plus vrai que nature. Il porte sur son visage et dans la voix toute la noirceur de son personnage, sans doute le plus maléfique de l’ensemble. Sa gourmandise à rendre Hagen détestable n’a d’égale que les immenses moyens vocaux qu’il met en œuvre pour y parvenir et le public ne s’y trompe pas, qui lui réserve un triomphe amplement mérité.
Gunter (Lauri Vasar qui était Donner dans Rheingold) et Gutrune (Mandy Fredrich) sont un peu en-deçà vocalement et ils peinent tous deux à rivaliser, en terme de puissance, avec Hagen ou Brünnhilde. Leur jeu d’acteur est toutefois convaincant. Brève et toujours solide apparition de l’Alberich de Johann Martin Kränzle qui aura bien perdu de sa superbe depuis Rheingold ; nous le voyons à moitié nu, occupé pendant son dialogue avec son fils Hagen à… tricoter une écharpe !
© Monika Rittershaus
La Waltraute de Violetta Urmana est parfaite : toute l’impuissance désespérée de la Walkyrie, qui finit par comprendre qu’elle ne pourra convaincre sa sœur de renoncer à l’anneau, est rendue de manière poignante, par des graves sourds et tellement animés.
Andreas Schager est fidèle à lui-même ; nous pourrions reprendre tout ce que nous écrivions sur lui pour Siegfried, même si cette fois-ci, le personnage qu’il incarne a muri et sa psychologie est devenue moins univoque.
© Monika Rittershaus
Anja Kampe enfin en Brünnhilde s’empare de son rôle avec une économie magistrale ; elle gère parfaitement le prologue et monte en puissance jusqu’au III où elle délivre un monologue subjuguant qui la pousse dans ses ultimes retranchements. La projection est farouche ; nous tenons là une des plus belles titulaires actuelles du rôle.
Au final, ce Ring aura été fascinant. Réussir à le donner en neuf jours a aussi beaucoup aidé à entretenir la magie de l’ensemble. Son budget démesuré et sa machinerie complexe et impressionnante font qu’il sera difficile de le reprendre dans d’autres maisons. A coup sûr il le sera à Berlin, avec peut-être quelques aménagements de mise en scène, notamment pour Siegfried, histoire de prolonger le plaisir.
Un plaisir à prolonger d’ores et déjà sur arte tv et jusqu’à mars 2023.
Le cycle IV sera donné à Berlin les 4, 5, 8 et 10 avril 2023, dans la même distribution.