La Principessa Eboli — Don Carlo (Verdi)
Grace Bumbry et Eboli, c’est une longue histoire, qui a commencé quand la chanteuse n’avait pas trente ans. Elle porta ce rôle sur toutes les grandes scènes internationales et en laisse plusieurs témoignages au disque et au DVD, notamment dans la grande version de Solti de 1965. Qu’entend-on ? Une voix qui saisit du personnage toutes les facettes, insinuante, séductrice, cruelle, capable dans l’air du voile de coloratures impressionnantes, projetant ses notes piquées comme des dards, et dans « Don Fatal » d’un feulement meurtri, quand tant d’autres se sont contentées de faire du son. Et que voit-on ? Un port plus que royal, le demi-sourire de l’intrigante, la supériorité de celle qui sait faire son chemin à la cour d’Espagne. Une Eboli pour toujours. (SF)
Chimène — Le Cid (Massenet)
Bien sûr, « Pleurez mes yeux » avait auparavant fait l’objet d’enregistrements séparés. Mais lorsque Le Cid est présenté au public de Carnegie Hall en 1976, l’opéra de Massenet a quitté l’affiche depuis 1919. Le rôle de Rodrigue est confié à Placido Domingo ; Grace Bumbry lui donne la réplique. C’est un triomphe. Qui mieux que celle dont on ne sait définir la tessiture – mezzo ? soprano ? – pour s’emparer d’une partition réputée inchantable en raison précisément de son ambiguïté. S’impose sans conteste l’adéquation vocale, indispensable pour exprimer le dilemme cornélien que Massenet a traduit par des sauts de registre vertigineux, comme si l’abîme qui sépare le grave de l’aigu était chargé d’exprimer les affres du cœur déchiré entre devoir et amour. S’impose aussi la rencontre d’un rôle et d’un tempérament. Le répertoire de Bumbry est jonché de ces lionnes courroucées rendant coup pour coup à qui les a outragées. Et dans ce Cid qu’elle a contribué à tirer de l’oubli, on a pour Grace les yeux de Chimène. (CR)
Amneris — Aïda (Verdi)
C’est le rôle de ses débuts sur scène, foudroyants, à 23 ans, à l’Opéra Garnier. Celui pour lequel elle sera maintes fois sollicitée, fêtée, acclamée, parfois contestée aussi, comme à Munich dans les années 70 ; celui qu’elle interprètera le plus souvent ; celui qui fera d’elle l’interprète incontournable du rôle pendant toutes les années 70, gravant au passage deux intégrales, la première avec Zubin Mehta en 1966 aux cotés de Nilsson et Corelli et la seconde avec Erich Leinsdorf, Leontyne Price et Placido Domingo quatre ans plus tard. Implacable, redoutable, admirable, elle brûlait tout autant les planches dans son incarnation du personnage. Elle en parlait souvent et par exemple à Jon Tolansky pour la fondation Hampsong à l’occasion de ses 80 ans, illustrant sa conception du rôle par quelques extraits, pas à pas, et rappelant au passage qu’elle a aussi chanté le rôle d’Aida. Comme en témoigne ce document tout à fait curieux, daté de 1973, dans lequel elle chante les deux rôles dans le fameux duo du deuxième acte, grâce à un montage audacieux. (CM)
Carmen – rôle titre (Bizet)
Par chance, sa Carmen existe pour toujours en vidéo (hélas en play-back) dans le Technicolor de la mise en scène de Karajan pour Salzburg en 1967. Avec un Vickers tourmenté à souhait, une Freni un peu godiche et Justino Diaz en beau gosse de service. Il ne manque ni une mantille ni un éventail. Mais elle y est dans la félinité souveraine de ses trente ans et dans un rôle auquel elle doit beaucoup. Et réciproquement.
C’est à Paris qu’elle est la Gitane pour la première fois, à l’automne 1961 dans la mise en scène conçue pour Jane Rhodes par Raymond Rouleau, décors et costumes de Lila de Nobili. Après son Amnéris à Garnier (1960) et les quarante-deux rappels pour Vénus à Bayreuth (1961). On ne parle plus que d’elle.
Quelques photos la montrent gracile, souple, légère, et l’Ecossais William McAlpine est son premier Don José. Peu de temps après, elle enregistre trois airs de Carmen avec le RSO de Berlin dirigé par János Kulka. Elle est alors un pur mezzo, aux graves opulents. C’est plus tard qu’elle partira à la conquête du répertoire et de la tessiture de soprano (alors qu’elle avait raillé son éternelle rivale Shirley Verrett d’avoir tenté cette aventure).
C’est le moment où chaque label veut sa Carmen en stéréo, Los Angeles avec Beecham en 58-59 pour EMI, Leontyne Price en 63 avec Karajan (déjà) pour RCA, Callas en 1964 avec Prêtre pour EMI encore… Bumbry l’enregistre deux fois, avec les mêmes partenaires : en 69-70 pour La Voix de son Maître sous la baguette de Rafael Frühbeck de Burgos, mais d’abord en 67 pour DGG avec Karajan (avant Horne/Bernstein en 72 et Berganza/Abbado en 77) et pour Decca Troyanos/Solti en 76 avant Norman/Ozawa en 89. Seule française, Crespin en 75 avec Lombard pour Erato.
C’est le moment aussi où toutes répètent à peu près le nouveau mantra : non, Carmen n’est pas vulgaire (reproche qu’on lui a fait dès Mme Galli-Marié, la créatrice), Carmen est une femme libre, moderne, féministe en somme. Bumbry n’y manque pas : Carmen, dit-elle, est « classy » tout autant qu’elle est « fun and sexy ». Pour la féminité, la sensualité, l’insouciance, dit-elle aussi, pas besoin d’en rajouter, Bizet a mis tout cela dans sa musique, il suffit de chanter ce qui est écrit. « Selon moi, Carmen, c’est quelqu’un de complexe, c’est bien plus qu’une Gitane provocatrice, elle est profonde aussi. Elle connaît son destin et qu’elle ne peut pas lui échapper ». Et d’expliquer que Carmen comprend Don José, sa honte de trahir à la fois sa mère, Micaëla et son honneur, alors que lui ne la comprend pas.
Elle reprochera à Karajan d’avoir un peu trop lissé le personnage, quand elle aurait voulu se tenir au plus près de Mérimée, mais dira que Vickers aura été son meilleur Don José, le chanteur étant aussi ombrageux que son personnage.
Il faut écouter la ligne de chant impeccable, la musicalité, le style rigoureux (elle avait travaillé avec Bernac) et bien sûr le timbre somptueux, mais Il faut aussi prendre garde, au-delà du chic, de la prestance, du chien, à certains éclats des yeux noirs, ainsi ce moment, juste avant la scène des cartes, où Carmen murmure à Don José « Tu me tuerais peut-être », le regard froid, lucide, fataliste de Bumbry, tout ce qu’elle y glisse, en contrebande… (ChS)
Avec des maîtres en la matière tels que Lotte Lehmann et Pierre Bernac, on ne s’étonne guère que Grace Bumbry ait toujours gardé dans sa carrière une place pour le lied et la mélodie. Ses derniers récitals, comme celui du printemps 2001 au Théâtre du Châtelet, restent des moments de pure magie absolument inoubliables.