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Grands moments straussiens

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Actualité
16 juin 2014

Infos sur l’œuvre

Détails

Richard Strauss aurait eu 150 ans cette année. Occasion de revenir sur un legs dont la vitalité reste étourdissante, alors même que ses racines plongent dans un monde largement disparu. Loin des développements académiques, nous avons choisi une série d’aperçus : à nos lecteurs ensuite de suivre les pistes ainsi ouvertes et de confronter leurs souvenirs et impressions. Premier épisode de ce parcours : Les grands moments straussiens. 


Ariadne auf Naxos, « Es gibt ein Reich »

Ce n’est ni la première intervention d’Ariane, ni la dernière, mais c’est le plus remarquable de tous les monologues conçus pour une héroïne qui ne dialogue jamais vraiment avec personne. Dans ce morceau où la fille de Minos et de Pasiphaé parle du royaume de la mort auquel elle aspire depuis qu’elle a été abandonnée par Thésée et s’enthousiasme peu à peu à la perspective d’y descendre, guidée par Hermès, tout repose sur l’opposition de deux formules mélodiques. D’une part, des monosyllabes chantés comme sur une seule note, en valeurs égales, soutenus à l’orchestre par la scansion inébranlable des quatre temps, pour l’évocation sombre du monde des ténèbres (la voix chute d’un octave jusqu’au la grave sur le mot « Totenreich ») ; d’autre part, les balancements, notes pointées et triolets correspondant au motif du messager, et l’exaltation d’Ariane qui se traduit par de superbes envolées se promenant de bas en haut de la tessiture, pour atteindre un long si bémol aigu sur la première syllabe du nom « Hermès ». Ariane fait l’éloge du dieu qu’elle attend, décrivant pas à pas l’approche du visiteur désiré ; comme une feuille, son âme s’envolera, poussée par le caprice du vent. La libération annoncée par la grande vocalise sur « Du wirst mich befrein » emporte tout sur son passage et l’orchestre nous éclabousse de sa joie. « Du nimm es von mir », maintes fois clamé, culmine à nouveau sur un si bémol aigu fortissimo. Puis tout s’apaise en une longue spirale descendante, avant une ultime remontée en six notes, d’un ré à l’autre, sur le nom « Ariadne ». Et c’est beau. [Laurent Bury]

 

Ariadne auf Naxos, « Grossmächtige Prinzessin »

Si par grands moments, on entend démesure, orgies sonores, orgasmes excitants entre voix de soprano épanouie et orchestre extasié, la musique de Richard Strauss en regorge. Les citer tous reviendrait à écrire un livre. Parmi ces sommets d’émotion qui font les opéras straussiens chaîne alpine, il en est un qui nous semble les dépasser tous en ce qu’il ne ressemble à aucun. Dans Ariadne auf Naxos, Zerbinette, la comédienne écervelée, entreprend, en un long monologue à l’architecture complexe, de raisonner Ariane la princesse éplorée. Sur un tapis de soie orchestral, la voix de soprano colorature suit le tracé sinueux d’une écriture plus donizettienne que wagnérienne, et multiplie les traits. Notes trillées, piquées, enflées, diminuées dessinent un portrait d’une troublante féminité. Disert, Le chant plane au-dessus des cimes de la portée, jusqu’au contre mi. Ce n’est pourtant pas la virtuosité qui rend grand le moment mais une qualité aussi inattendue qu’inédite chez Richard Strauss : la légèreté. [Christophe Rizoud]


Richard Strauss © DR

Morgen

Amoureux de la voix, Richard Strauss commence à composer des lieder dès l’âge de six ans, pour ne finir qu’en 1948, 78 ans plus tard ! Sa facilité légendaire veut que, pour certains d’entre eux, il n’ait pas mis plus de vingt minutes à les écrire, dans l’attente parfois que son épouse finisse de se préparer pour sortir… C’est à son épouse, justement, la cantatrice Pauline de Ahna, que Strauss offre, merveilleux cadeau de noces, ce recueil de Quatre lieder op. 27 (sept. 1894). Parmi eux, l’un des sommets de toute sa production en la matière : Morgen (Demain), sur un poème de John Henry Mackay (1864-1933), poète connu à l’époque pour ses prises de positions en faveur du socialisme et de l’amour libre sous toutes ses formes. Loin des effusions grandiloquentes, loin des excès dont il était capable, Strauss a ici joué sur l’épure : un calme déploiement mélodique, une introduction pianistique digne des Schumann les plus oniriques dans laquelle la voix se fond, dans le bercement de ces arpèges qui sont comme le flux et le reflux de la mer, au soir, dans les moirures d’un chaud coucher de soleil… Il faudra attendre « Im Abendrot » des Quatre derniers lieder (1948), à l’autre extrémité de sa vie, pour retrouver cette atmosphère, une émotion aussi poignante. Conscient d’avoir réussi là un chef-d’œuvre, Strauss réalisera plusieurs orchestrations de ce lied, pour piano et violon par exemple ou, plus surprenant mais au rendu sonore d’une exceptionnelle mélancolie, pour harpes, trois cors et cordes. [Jean-Jacques Groleau]

 

Daphné, scène finale

« Eh bien ! Puisque tu ne peux être mon épouse,
Au moins seras-tu mon arbre ! »
Ovide, Métamorphoses I 557 sq.

Daphné, tragédie bucolique, est une œuvre faussement naïve et éloignée de toute préoccupation politique. En fait, dans leur lutte à mort pour obtenir les faveurs de la nymphe, le berger Leucippe et le dieu Apollon font tous deux œuvre de violence et de destruction. Daphné ne trouvera le salut que dans un retour radical à la nature. Le thème de la métamorphose s’impose alors à Strauss, qui composera d’ailleurs une œuvre symphonique de ce titre à la fin de la guerre, Métamorphoses, allusion aux destructions et au nécessaire renouveau qui devra s’ensuivre – mais lequel ? Avec Daphné, Strauss innove aussi dans le schéma structurel habituel de ses finales. Lui qui les aimait en forme d’apothéose (ou de descente aux enfers, c’est selon), il choisit ici d’épurer le langage au maximum : pas de grand choeur (malgré l’insistance du librettiste), pas de duo enflammé, pas de monologue instrospectif. De monologue, il y en aura bien un (« Unheilvolle Daphne »), mais qui précède la scène finale en tant que telle, et qu’interrompt un monologue d’Apollon où le dieu, désireux de se racheter (il vient quand même de tuer Leucippe !), offre à la nymphe de vivre désormais dans le « corps » d’un laurier. C’est par un incroyable entrelacs musical entre voix solo et orchestre que Strauss termine l’ouvrage, créant l’une des alchimies sonores les plus bouleversantes  jamais écrites depuis la Liebestod d’Isolde – d’ailleurs, ne serait-elle pas son double ? Demi-ton par demi-ton, la voix monte, les timbres de l’orchestre se densifient, la mélodie s’électrise et jubile de cette renaissance où le chtonien, l’aérien et le liquide s’unissent dans le frémissement d’une ultime extase. [Jean-Jacques Groleau]


Mary Garden, la plus sulfureuse des Salomé © DR

Elektra, « Ich habe keine guten Nächte »

Pour venger son père, Elektra veut la mort de sa mère, mais, apprenant qu’elle a rêvé d’Oreste, éprouve l’irrésistible envie de lui parler. Klytämnestra impose à Elektra une vie infâmante dans un coin de la cour du palais, mais a curieusement besoin de se confier à celle qui « parle comme un docteur ». Si la tradition (et les didascalies, faisant de l’arrivée de la reine une fête barbare) souligne volontiers la brutalité simple et paroxystique d’une confrontation mère-fille à même d’épouvanter le plus expérimenté des psychothérapeutes, force est de constater que rien n’est simple, dans cette scène. Commençons par la mère : « Ich habe keine guten Nächte », qui débute en forme d’euphémisme, est certes le cri de désespoir d’une personne rongée par le remords et l’angoisse, mais ce cri vient d’une personne qui n’a pas, pour autant, abandonné sa dignité et sa détermination. Klytämnestra est venue pour apprendre à oublier son crime, dont elle ne dit pas mot ; on peut voir en elle une folle qui éructe, mais aussi une femme puissante, habituée à commander (« Ici, je suis la maîtresse »), et désireuse de garder le contrôle sur son destin. Au fond, les rêves, il existe des remèdes pour les faire disparaître. Sous les mots d’Hofmannsthal, l’épouse d’Agamemnon est presque une représentante d’un positivisme qui, à l’heure de Freud, est un peu dépassé. Elektra le perçoit, qui s’engage dans une maïeutique perverse, éprouve la patience de sa mère pour mieux exploser de rage. Pourtant, sa crainte, son admiration parfois, est perceptible, même sous des apparences ironiques (« N’es-tu pas une déesse toi-même ? »). Cette ambivalence constante, c’est encore la musique qui l’exprime le mieux : la sauvagerie grandiose qui précède l’entrée en scène de Klytämnestra et la violence des premiers échanges précèdent un bref mais surprenant moment de tendresse, tandis que l’orchestre, multipliant les raffinements, fait miroiter tous les reflets d’une scène qui n’a pas fini de faire parler les exégètes.  [Clément Taillia]

 

Salome, « Ich habe deinen Mund geküsst »

Zdenka, Elektra, Daphne ou Sophie sont, chacune à sa manière, des adolescentes souvent confrontées à des femmes plus affirmées (Arabella, Clytemnestre, la Maréchale…). Salome n’appartient à aucune de ces catégories, sa trajectoire n’étant que le basculement de la première vers la deuxième. La séduction fatale de Narraboth, celle, sans issue, de Jochanaan, celle enfin d’Hérode, en sont le théâtre. Mais ne cherchez plus de théâtre à la fin de l’œuvre. Avec la tête de Jochanaan, Salome a obtenu ce qu’elle désirait plus que tout – plus que les richesses, les domaines ou les précieux paons d’Hérode. Que lui reste-t-il à dire ? « Ach, ich habe deinen Mund geküsst » n’est pas un air, ce n’est pas même une introspection. C’est un spasme : accompagnés des gémissements lascifs des cordes, les premiers mots prononcés par Salome sont déjà les derniers, et évoquent les frémissements de la chair allée jusqu’au bout de son désir. Le goût de l’amour et le goût de la mort, que Salome trouve sur les lèvres de Jochanaan, l’assomment d’une jouissance dont elle ne s’éveillera plus. Ainsi n’aura-t-elle rien à rétorquer quand, dans un brusque retour au réel, Hérode commande à ses hommes de la tuer ; peut-être est-elle alors déjà morte. Salome a, et c’est justifié, de nombreuses interprètes hallucinées, culminant dans la défonce scénique avec la danse des sept voiles. Cet expressionisme n’a plus sa place dans le final, où Salome n’exprime plus rien, et se contente de ressentir à voix haute.  [Clément Taillia]  


Renée Fleming (La Maréchale, Der Rosenkavalier) © Ken Howard / Metropolitan Opera

Der Rosenkavalier, « Die Zeit, die ist ein sonderbar’ Ding »

Der Rosenkavalier, immense réflexion sur la perception et la représentation du temps, transforme en chant et en musique les thèmes fondamentaux de l’œuvre de Hofmannsthal. Dans un véritable Lied – forme qui s’apparente au fragment, dont la brièveté ouvre des perspectives cosmiques – librettiste et musicien le font dire clairement à la Maréchale: « Die Zeit, die ist ein sonderbar’ Ding ».  C’est un sommet de l’opéra. La simplicité de la formule comme de l’orchestration et de la mélodie n’est pas ingénuité, bien au contraire. Le mot « Zeit », prononcé d’emblée trois fois, comme une formule incantatoire, s’efface ensuite bien que l’on ne parle que de lui : la tentative d’arrêter le cours du temps unit le texte et la musique. Strauss donne à entendre le tic-tac des horloges à l’orchestre, mais aussi le silence, suspension du temps musical. De subtils glissandi, un ralentissement du tempo accompagnent et soutiennent la première partie du monologue, bouleversante dans le frémissement de sa passion. Dans la deuxième partie, tout se tait après le deuxième vers (« und laß die Uhren alle, alle stehn ») – avant une conclusion qui élève la réflexion dans la sphère spirituelle. [Fabrice Malkani]

 

Die Frau Ohne Schatten : « Wie soll ich denn nicht weinen ? »

Au premier acte de Die Frau ohne Schatten, un figuralisme saisissant exprime la plainte du Faucon : le piccolo d’abord, puis la voix. Son chant n’est pas celui de l’un des personnages principaux ; il est l’expression même de la douleur, entre allégorie et métaphore. Pourtant, l’Impératrice vient d’accueillir dans une explosion de joie ce faucon rouge que l’Empereur est parti rechercher. Mais l’oiseau aux yeux blessés versant des larmes de sang est désormais oracle : « Wie soll ich denn nicht weinen ? » (Comment pourrais-je ne pas pleurer ). Ainsi répond la voix du Faucon – un soprano – à la question de l’Impératrice : « Pourquoi pleures-tu ? ». Sur le fond irréel et poignant du thème musical répété, la voix, par deux fois, saisie de tremblements en devenant l’instrument du numineux, énonce la malédiction : « La femme ne projette aucune ombre, / l’Empereur doit être changé en pierre ! ». En reprenant ces mots, la Nourrice et l’Impératrice déclencheront l’action, partant en quête d’une ombre pour sauver l’Empereur. Remarquables de concision – deux minutes –, ces sanglots peuvent aussi arracher des larmes à l’auditeur. Avec Lucia Popp notamment, plus récemment Sumi Jo. [Fabrice Malkani]


Richard Strauss © DR

Vier letzte Lieder, opus posthume (op.150)

Les Quatre derniers lieder ne sont pas un grand moment straussien. C’est la quintessence même de Strauss.  Là, ce survivant de temps abolis ne chercha point à s’exhausser, mais à se résumer. Aussi, rien n’est neuf ; tout a déjà été entendu ailleurs – dans les thèmes philosophiques (la mort, le voyage, l’adieu) comme dans la musique même (immenses envolées vocales sur tapis de cordes, autocitations, références). Il est bon que le génie parfois accepte de nous combler au lieu de nous surprendre ; et de nous prendre par la main, pauvres Ganymèdes, vers d’inaccessibles sommets. Les Quatre derniers lieder, c’est l’apothéose familière.  Strauss les compose entre 1946 et 1948 depuis son exil suisse. Un an après, il mourra sans y avoir entendu Kirsten Flagstad, désignée pour leur création, en 1950. L’enregistrement existe, rien ne le surpasse. L’éditeur aura pour cette création modifié l’ordre probablement voulu par Strauss : Im Frühling, September, Beim Schlafengehen (poèmes de Hesse) se succèdent et Im Abendrot (Eichendorff ) conclut ; Strauss prévoyait, pense-t-on, de finir par Im Frühling. Mais en 1950, cette note printanière s’effaçait devant la certitude de l’adieu à Strauss et au monde d’avant. Car ces lieder sont le dernier écho d’un art qui vient de sombrer avec l’Europe. Ces paysages, quel Zeus depuis nous y a menés ? Existent-ils encore seulement ? L’adieu est de Strauss ; le deuil est nôtre. [Sylvain Fort]

 

 

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