Un exemple : le coup de foudre entre Natacha Rostov et le prince André Bolkonski se déroule (en principe) au second tableau pendant un bal, sur fond de valse. Valse élégante, diaphane, onirique. Qui reviendra comme un leitmotiv au fil de l’opéra, mais surtout, trois bonnes heures plus tard, quand mourra le prince, sur un champ de bataille, comme le souvenir d’un moment de bonheur perdu. Dans la mise en scène de Calixto Bieito, la scène de bal est devenue un raout de parvenus, vaguement décadents, et la valse est devenue une danse violente, saccadée, désarticulée. La musique déroule sa tendresse sur cette gestuelle convulsive, et les invités accueillent le coup de foudre par un éclat de rire général (mimé), Natacha elle-même semblant s’esclaffer. La nostalgie du retour de ce thème en sera bien sûr parasitée.
© GTG-Carole Parodi
Les énormes moyens qu’il réclame font que l’opéra-fleuve de Prokofiev est rarement donné. Au Grand Théâtre de Genève, c’est la première fois. Calixto Bieito en propose une version évidemment distanciée, ironique ou critique. Imaginons un spectateur qui n’aurait pas lu le roman de Tolstoi et découvrirait ce Guerre et Paix. Que percevrait-il de cette histoire, romanesque et héroïque, on se le demande. On tire bien sûr son chapeau au GTG d’avoir eu l’audace folle de se lancer dans une telle production, avec grand orchestre dans la fosse et vaste chœur sur le plateau en temps de pandémie et de tests sanitaires.
Un opéra du temps de guerre
C’est l’opéra de la démesure. Prokofiev y travaille pendant la seconde guerre mondiale, la « grande guerre patriotique », selon la terminologie soviétique (et poutinienne). Il y célèbre le peuple russe, victorieux de l’envahisseur. Et la gloire du « petit père des peuples ». Avec sa librettiste-épouse Myra Mendelssohn, il adapte le colossal roman de Tolstoï, où il taille hardiment, supprimant des épisodes entiers (les cinq cents premières pages, dont la bataille d’Austerlitz). Il recentre l’intrigue sur trois personnages : le prince André Bolkonski, doté de toutes les grâces, la romanesque, juvénile et inconstante Natacha Rostov, irrésistible aussi, et le maladroit, idéaliste, touchant Pierre Bézoukhov. Autour d’eux toute une société aristocratique, passablement insouciante, que l’arrivée de l’armée napoléonienne précipitera dans le tragique. C’est le peuple russe qui sauvera l’honneur, tandis que Moscou disparaîtra dans les flammes.
Au centre Björn Bürger © GTG-Carole Parodi
Un casting vocal sans faille
Tout le spectacle se déroule dans un unique décor, un salon de style rococo, rouge, blanc et or, clinquant à souhait, dont on pressent dès le début qu’il se démantibulera à un moment ou un autre, une boîte fermée, avec moulures et cariatides, où s’agitera une petite société pas très chic.
Mais d’abord le prince André émerge de la feuille de plastique qui le recouvre, tel un fantôme. Björn Bürger lui prête sa silhouette frêle, tout à fait romantique, et une charmeuse voix de baryton. Son lamento romantique (« Il faut croire au bonheur ») et le duo de Natacha Rostova et de sa cousine Sonia qui s’y entremêle évoquent irrésistiblement Tchaïkovski et l’atmosphère d’Eugène Onéguine. Ruzan Mantashyan sera une merveilleuse Natacha, la voix est très belle, lumineuse, claire et ample, et surtout elle incarnera (physiquement et vocalement) l’évolution de ce personnage, d’abord juvénile et écervelé (elle a quinze ans…), et de plus en plus grave.
Ruzan Mantashyan © GTG-Carole Parodi
Tape-à-l’œil
C’est à partir du second tableau que Calixto Bieito va déchainer son esprit de dérision, plutôt lourd. En smoking et robes du soir, vont se dégager des feuilles de plastique qui les recouvraient, quelques fêtards vaguement éméchés, un petit monde de parvenus, dont les danses échevelées, d’une vulgarité pesante, vont se superposer à la scène de bal, et donc au coup de foudre.
Au fil des différents tableaux, ce salon kitsch, encombré de lourds meubles dorés, va tourner au champ de bataille, envahi de plastique, de ballons de baudruche, de verre cassé, de boîtes de pizzas. Métaphore d’une société condamnée. Défilé de grotesques. De personnages dérisoires. C’est ainsi par exemple qu’on se demande quel attrait Natacha peut bien trouver au veule Anatole Kouraguine, personnage en principe séducteur malgré sa moralité vacillante, devenu ici une manière de fantoche (et d’ailleurs magnifiquement chanté par Ales Briscein) pour lequel elle oubliera le prince André.
Une impeccable direction d’acteurs
Ce qu’il faut dire, c’est que cette lecture critique plutôt convenue, ce lieu commun de mise en scène, s’accompagne d’une direction d’acteurs impeccable. Si les chanteurs vont aussi loin dans l’expression, c’est que Calixto Bieito est allé chercher en profondeur la vérité des personnages avec eux, qui pour la plupart abordent leur rôle pour la première fois. Ainsi Daniel Johansson sera un Pierre Bezoukhov au lyrisme incarné, déchirant de sincérité et de fragilité à la fois. Certaines images frappent l’esprit, tel ce moment où il enlève et déchire sa chemise pour essuyer les pieds de Natacha, tandis que le prince André se dresse en figure christique. Tel aussi ce moment où Natacha-Ruzan Mantashyan croque du verre pour se punir (« Je suis la plus vile, Sonia secourez-moi ! ») et sa robe jaune se souille de sang.
Daniel Johansson (Pierre Bezoukhov) © GTG-Carole Parodi
Ainsi le spectateur (du moins le signataire de ces lignes) erre-t-il entre agacement et émotion. Emotion qui tient beaucoup à la partie musicale, à la bande-son (à la même époque Prokofiev travaillait à la musique d’Ivan le terrible pour Eisenstein, et certains thèmes en sont issus).
Alejo Pérez qui dirige l’Orchestre de la Suisse romande se met à l’écoute des chanteurs et les accompagne avec souplesse et élégance, mais on admire aussi l’éclat des sonorités, parfois leur acidité très Prokofiev, sur fond de cuivres grondants, la puissance et la pulsation. Quand au chœur, il a mission d’incarner la ferveur patriotique. On pourra trouver que Prokofiev s’inscrit un peu complaisamment dans l’imagerie stalinienne, et qu’on ne reconnaît guère le jeune homme insolent qu’il fut. Toujours est-il que l’intensité du Chœur du Grand Théâtre, la plénitude sonore qu’il donne à entendre, subliment ce qui pourrait n’être que pages un peu pompières, et que l’émotion est là.
Oser la ferveur
C’est par un chœur patriotique fervent que commence la seconde partie, la guerre. On s’attend à du grand spectacle, on l’aura : le plafond du salon se soulève, se partage en quatre morceaux qui vont aller flotter dans les hauteurs, les murs s’écartent, les panneaux se séparent, s’inclinent… Plaisir des machineries, vieux comme le genre-opéra…
La scène du GTG n’ayant pas les dimensions de celle de la Bastille où se déroulait la lecture épique, très littérale (et d’ailleurs très belle) de Francesca Zambello en 2000 (disponible en DVD), c’est dans ce salon moscovite désintégré que se dérouleront la campagne de Russie, la bataille de Borodino, la scène de l’incendie. Les costumes restent vaguement contemporains, Napoléon est en smoking, et c’est dans une intemporelle tenue blanche que le maréchal Koutouzov chantera son grand air, le plus beau de la partition, par lequel Prokofiev prend la suite de Glinka, Borodine ou Moussorgski. On admire le timbre somptueux et cuivré de Dmitri Ulyanov, dans la grande tradition des basses russes (mais pourquoi les gesticulations de quelques comparses viennent-elles altérer ce moment ?)
Ruzan Mantashyan © GTG-Carole Parodi
Le lait de l’humaine tendresse
Ce sont vingt-huit chanteurs qu’aligne cette production, et on sait que certains personnages ne font qu’une courte apparition, réduits à une fugitive silhouette. On aura donc eu à peine le temps d’apprécier le beau mezzo qu’est Elena Maximova (Hélène Bezoukhov), le parlando de Natasha Petrinsky (Maria Akhrossimova), l’allure altière d’Alexey Tikhomirov (le vieux prince Bolkonski), et on en oublie beaucoup.
Une mention particulière pour Alexander Kravets, qui incarne l’humble Platon Karataïev, personnage capital pour Tolstoi, une manière de saint, l’effigie de la bonté, du don de soi, presque nu, fragile, bouleversant, qui vient consoler Pierre Bezoukhov condamné à mort. Image puissante, l’étreinte fraternelle entre les deux hommes, et davantage encore, Pierre étranglant Karataïev, pour mettre fin à ses souffrances peut-être. Invention du metteur en scène, très forte.
© GTG-Carole Parodi
Parler au cœur
Ainsi va-t-on tout au long de ce spectacle. Certains moments sont inspirés et émouvants, d’autres superflus ou tape-à-l’œil (les écrans plasmas de la fin), on est séduit par certaines trouvailles (ce Bolshoi, lentement construit en plots de bois comme un jeu d’enfants, puis pulvérisé), d’autres semblent risibles (la scène du soulèvement du peuple, moitié Terminator, moitié magicien d’Oz, avec armures en papier d’aluminium et épées de bois, ou Koutouzov caressant la tête de Natacha, tel Staline caressant une chère tête blonde…) On admire le métier de Calixto Bieito, les performances des machinistes, l’engagement de tout le monde, la démesure de l’entreprise… Et le génie de Prokofiev faisant fi de la modernité pour ne parler qu’au cœur.
L’une des dernières images, c’est la mort du prince André, et l’ultime duo avec Natacha. C’est par cette scène que Prokofiev avait commencé la composition de son grand opéra, qu’il ne devait jamais voir représenté intégralement. Et c’est avec cette musique magnifique en mémoire qu’on quitte le théâtre, heureux de ce qu’on a entendu, et mi-chèvre, mi-chou de ce qu’on a vu…
Ruzan Mantashyan et Björn Bürger © GTG-Carole Parodi