Les Chorégies d’Orange célèbrent cette année le cent-cinquantième anniversaire de leur création. Au sein d’une programmation riche et variée figure Guillaume Tell, premier des deux opéras représentés de cette édition, un ouvrage cher à Jean-Louis Grinda qui l’a déjà monté en 2015 à l’Opéra de Monte-Carlo dont il est également le directeur, ainsi que durant son mandat à la tête de l’Opéra Royal de Wallonie, en 1997. Un choix audacieux si l’on considère qu’hormis son ouverture, cette œuvre n’est pas très populaire en France et n’avait jamais figuré à l’affiche des Chorégies. Ce choix s’est avéré payant vu le nombre impressionnant de spectateurs qui emplissaient le Théâtre Antique et la qualité d’écoute dont ils ont fait preuve pendant près de quatre heures. La partition en effet a été donnée dans sa quasi-totalité, hormis quelques coupures dans les ballets, l’absence de certaines reprises, notamment « O ciel tu sais si Mathilde m’est chère » au premier acte, et la suppression du chœur qui ouvre l’acte deux.
Le spectacle commence par la projection d’une carte de la Suisse sur le mur d’Auguste, puis grâce à un effet de zoom l’on se retrouve progressivement dans le canton d’Uri près de la maison de Guillaume Tell. L’action a été transposée à une époque indéterminée, plutôt la fin du dix-neuvième siècle si l’on en juge par les costumes des villageois et la tenue de Mathilde, robe noire et haut de forme noir à voilette, dont l’arrivée sur son cheval blanc évoque la première apparition de Romy Schneider dans Ludwig de Visconti. En revanche le manteau en cuir de Gesler semble appartenir au siècle suivant. Peu de décors si ce n’est une tournette sur laquelle sont disposés au quatrième acte quelques prie-Dieu qu’occupent Mathilde, Hedwige et Jemmy pendant leur trio. A l’avant de la scène, le long de la fosse d’orchestre, se trouve une bande de terre que Guillaume, tirant le soc d’une charrue à bout de bras, laboure au début de l’opéra et sur laquelle, durant le chœur final, une enfant viendra semer des graines, symboles d’une nouvelle ère de liberté.
Pour le reste, des projections immenses viennent habiller le mur de scène, des forêts, un château orné de blasons, une demeure en ruines, selon les tableaux. La direction d’acteurs simple et efficace, d’une parfaite lisibilité permet de suivre l’intrigue sans peine.
La distribution, majoritairement francophone, est d’un niveau superlatif jusque dans les plus petits rôles. Ainsi Julien Véronèse est un Leuthold à la voix bien projetée, Philippe Do, un Rodolphe arrogant à souhait et Philippe Kahn un Melchtal digne et émouvant. Nicolas Cavallier, voix de bronze et comédien aguerri est un luxe dans le rôle épisodique de Walter tandis que Cyrille Dubois charme l’auditoire avec son air « Accours dans ma nacelle » chanté avec un raffinement extrême et d’exquises nuances. Nora Gubisch retrouve avec bonheur le rôle d’Hedwige qu’elle avait déjà chanté à l’Opéra Bastille en 2003. Un peu en retrait en début de soirée elle campe avec une voix solide et un timbre cuivré, une épouse aimante et une mère émouvante. Le timbre juvénile, aux aigus lumineux de Jodie Devos et son jeu de scène subtil en font un Jemmy tout à fait crédible à la fois fragile et téméraire. Le méchant de service est magistralement incarné par Nicolas Courjal qui avait déjà interprété Gesler à Londres en 2015. La noirceur de son timbre, la profondeur de ses graves et la conviction qu’il met dans chacune de ses interventions accentuent la cruauté de ce personnage odieux. En grande forme vocale, Annick Massis retrouve les habits de Mathilde qu’elle avait déjà endossés en 2015 à Monte-Carlo. Son air d’entrée, « Sombre forêt », met en valeur la noblesse de sa ligne de chant et l’élégance de son style. Au troisième acte elle affronte crânement l’air « Pour notre amour plus d’espérance » et ses redoutables coloratures, mais pourquoi diable alors que les paroles lui sont adressées, son partenaire quitte-t-il soudain la scène privant la soprano de ses interventions et la laissant achever seule, tant bien que mal, la cabalette qui est censée être un duo ? Fort heureusement à l’acte suivant, Annick Massis se révèle particulièrement émouvante dans le trio « Je rends à votre amour » qui met un joli point final à sa prestation. Celso Albelo n’est pas à court de décibels ni de suraigus, sa grande scène du quatre est donnée dans son intégralité, la cabalette étant doublée. « Asile héréditaire » est phrasé avec une grande musicalité et de jolies nuances, tandis que « Amis, amis, secondez ma vengeance » possède toute la vaillance requise et s’achève sur un ut longuement tenu qui soulève les acclamations d’un public conquis. Enfin Nicolas Alaimo effectue des débuts éclatants sur la scène du Théâtre Antique. Le baryton sicilien a promené son Guillaume Tell d’Amsterdam à Bruxelles en passant par Pesaro (où sa prestation a fait l’objet d’un DVD) avant de faire escale à Orange. C’est dire s’il a peaufiné son incarnation. Tour à tour autoritaire et bienveillant, patriote convaincu et père attentionné, aucune des facettes de ce personnage complexe et attachant ne lui échappe. Son interprétation poignante de l’air « Sois immobile » distille une émotion palpable dans le théâtre. Sa prononciation irréprochable de notre langue, son timbre chaleureux et l’ampleur de sa voix font de lui sans doute le meilleur titulaire du rôle à l’heure actuelle, rôle qu’il reprendra en octobre prochain à l’opéra de Lyon.
La chorégraphie minimaliste d’Eugène Andrin permet d’intégrer judicieusement les ballets, exécutés par la troupe de l’Opéra Grand Avignon, aux mouvements de foule.
Les chœurs réunis de l’Opéra de Monte-Carlo et du Théâtre du Capitole font des merveilles sous la houlette de Stefano Visconti chargés de leur coordination.
A la tête de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, Gianluca Capuano propose une direction énergique avec des tempos vifs sans négliger pour autant les pages élégiaques qui émaillent la partition. Le subtil crescendo qu’il imprime au chœur final, attaqué pianissimo, conclut en beauté une soirée électrisante.