« Citez-moi cinq noms de compositrices », a coutume de demander Heloïse Luzzati et nous avons bien du mal à les trouver, ces cinq noms.
La violoncelliste n’oublie jamais alors d’ajouter qu’en un peu plus de trente ans d’étude de son instrument, on ne lui a pas fait jouer d’œuvres écrites par des femmes. D’ailleurs aucune salle de classe au CNSMD de Paris ou Lyon, il y a dix ans, n’avait pour nom sur sa porte celui d’une compositrice (de compositeurs par contre…). Il y eut même, s’est-on laissé dire, encore récemment des professeurs de composition refusant les filles dans leurs cours, un fait avéré aussi invraisemblable que cela puisse paraître.
Saisie par cette injustice d’une histoire de la musique sexiste, par cette certitude décourageante que tout un pan du répertoire a tout simplement fini aux oubliettes, Heloïse Luzzati a imaginé en quelques années la parade en inventant ex nihilo plusieurs actions désormais incontournables grâce à la création de l’association Elles Women Composers, un centre de recherche, de production, de médiation et de diffusion. Le problème qui se posait à Heloïse Luzzati était de trouver les moyens efficaces pour faire connaître et entendre par le plus grand nombre la très bonne musique écrite par des femmes, jouée de leur vivant et disparue depuis. Un problème désormais en voie de résolution, veut-elle espérer.
Raisonnablement optimiste, la violoncelliste (fin visage encadré de cheveux châtains et yeux brillants extraordinairement vifs) a su fédérer les énergies pour faire éclater une vérité que chacun a oubliée (spécialistes ou amateurs) : les grandes salles de concerts et les programmes à la fin du XIXe et au début du XXe siècle ne manquaient pas de propositions féminines. En effet plus de mille compositrices se partageaient l’affiche, étaient parfois récipiendaires du Prix de Rome, mais leurs noms aujourd’hui ne nous disent plus rien ; alors que leurs manuscrits, papiers et partitions publiées dorment dans les fonds de bibliothèques – pour celles qui ont eu la chance d’avoir un(e) descendant(e) conscient(e) de sa mission, sauvant leur héritage artistique comme le font leurs collègues masculins.
D’ailleurs ne nous leurrons pas, ne se prive jamais d’ajouter l’artiste, nous ne connaissons toujours pas les compositrices de notre temps, à peine 10% sont programmées. Rien n’a changé donc, une étude devrait paraître début 2024 aux résultats accablants.
Alors faut-il rendre justice à ces femmes et faire connaître leurs œuvres ? Évidemment. Éprise de recherches (en bibliothèque ou dans les familles) et de déchiffrage de documents et de partitions, Heloïse Luzzati avec la complicité principalement de sa collaboratrice Clara Leonardi, de la pianiste Célia Oneto Bensaïd, de l’altiste Léa Hennino, exhume de superbes œuvres, les numérise, les fait jouer par une équipe d’artistes fidèles et les diffuse via divers canaux.
D’abord a été créé le festival « Un Temps pour Elles » dans le Val d’Oise et désormais plusieurs concerts par an dédiés aux compositrices sont programmés à la Philharmonie de Paris et à la BNF Richelieu. Puis la chaîne vidéo « La Boîte à pépites » est devenue incontournable – une chaîne devenue aussi un label de CD monographiques mettant en lumière jusqu’à présent Charlotte Sohy, « Compositrice de la Belle Époque », Rita Strohl « Une compositrice de la démesure » et bientôt en janvier 2024, Jeanne Leleu « Une consécration éclatante ».
Cette Jeanne Leleu, par exemple, un vrai cas d’école : elle crée à onze ans « Ma mère l’Oye » de M. Ravel, est jouée à l’Opéra Garnier. Auparavant elle a été Prix de Rome en 1923, créatrice d’un grand nombre de chefs-d’œuvre (musiques de ballet, de chambre, mélodies…), a été professeure de conservatoire. Elle disparaît en 1979 et ce nom résonne pour la première fois depuis quarante ans grâce à Elles Women Composers. Sur ce CD à paraître la soprano Marie-Laure Garnier interprète avec talent ses beaux « Six Sonnets de Michel-Ange », Alexandre Pascal (violon) a rejoint en outre le trio des musiciennes déjà mentionnées pour interpréter son Quatuor de 1922 tout à fait fascinant.
Mais reprenons, outre un festival digital « Passions » qui en est à sa quatrième édition (diffusion en streaming de février à juillet 2024), l’équipe réunie par Heloïse Luzzati a mis au point un Calendrier de l’Avent, projet emblématique de la chaîne vidéo en tant que festival d’hiver numérique (du 1er au 25 décembre), pour promouvoir déjà la 100e des très nombreuses compositrices oubliées. N’oublions pas aussi la série des « Compositrices dessinées » – et arrivera bientôt l’édition de partitions en 2024. Ce qui anime Heloïse Luzzati dans cette quête toujours plus impérieuse ? La curiosité, l’amitié et donc la passion de la découverte afin d’être la première à enregistrer telle une archéologue justicière les chefs-d’œuvre disparus. Depuis le début de son aventure huit cent minutes de cette musique ont été enregistrées donc sauvées. Totalement au service de cette formidable entreprise, le travail d’Héloïse Luzzati et de son équipe force décidément le respect. Il n’est que temps d’accorder une grande attention à nos compositrices.
Prochain concert « Jeanne Leleu » le 22 janvier 2024 à la Bibliothèque Nationale de France, site Richelieu (18h30)