A moins de vivre enfermé dans une cave, et de vous tenir résolument dans l’ignorance de la programmation récente des grandes salles d’opéra, il ne vous aura pas échappé que Cavalli est désormais partout. En attendant Erismena au festival d’Aix-en-Provence la semaine prochaine, Glyndebourne proposait Hipermestra. En cela, le festival britannique ne fait pourtant pas que céder à un engouement soudain, et renoue plutôt avec une pratique dont il avait été l’un des pionniers : il y a toujours juste cinquante ans, c’est là que L’Ormindo avait été redécouvert, suivi d’une Calisto peu après. Ces résurrections avaient alors fait l’événement dans le monde de la musique ancienne, mais malgré leur succès, Glyndebourne en resta là et ne chercha pas à poursuivre l’exploration plus avant. Quant à L’Ipermestra, pour lui donne le nom sous lequel l’œuvre est parfois désignée, c’est en 2006 que la partition en a été réveillée, dans le cadre du festival d’Utrecht. Achevée en 1654, elle ne fut créée que quatre années plus tard, avec tout le faste dont était capable le cardinal Giovan Carlo de Médicis, pour fêter l’anniversaire du fils du roi d’Espagne, et reprise sans doute pour la dernière fois en 1680.
Le Cavalli 2017 attirera-t-il sur Glyndebourne la même attention internationale qu’en 1967 ? Peut-être pas. Cela tient en partie à l’œuvre elle-même : dans sa production abondante, Cavalli n’a probablement pas toujours atteint le même degré d’inspiration. Par ailleurs, il a été décidé de trancher dans la partition : toutes les interventions divines ont été supprimées, ce qui modifie l’équilibre général. Avec une durée de plus de deux heures, la première partie paraît bien longue, malgré le spectaculaire recherché par la mise en scène. Graham Vick a mobilisé toutes les ressources employées depuis plusieurs décennies pour ranimer les opéras des XVIIe et XVIIIe siècles. Transposition dans l’espace et dans le temps, d’abord : en cherchant dans quel pays un monarque peut encore marier ses cinquante filles à ses cinquante neveux, et déclencher une guerre fratricide, il a choisi de situer l’action de nos jours dans quelques émirats arabes désunis : au pays de l’or noir, le conflit rappelle les images que les actualités ne cessent de nous offrir. Autrement dit, tout le contraire de la plus belle réussite récente en matière d’opéra de Cavalli : Elena, qui touchait infiniment plus sans ce luxe de décors et ce fourmillement de clins d’œil.
© Tristram Kenton
D’Elena, justement, on retrouve l’héroïne, Emöke Baráth, à qui Cavalli sied fort bien. Hypermnestre ne lui permet pas forcément la même palette d’affects qu’Hélène, car l’aînée des Danaïdes passe très vite de la joie à la tristesse et s’exprime surtout dans le domaine de la plainte. Par ailleurs, et dans un registre assez similaire, l’oreille est totalement séduite par la prestation de son excellente consœur Ana Quintans, dont le timbre prenant, à la riche étoffe, impose une Elisa avec laquelle il faut compter. Lyncée trouve en Raffaele Pe un interprète scéniquement très investi, mais qui peine à varier les couleurs, que son discours soit galant ou martial. Vu cette saison en Tom Rakewell à Caen et Limoges, Benjamin Hulett contribue lui aussi, par son assurance, à attirer encore un peu plus l’attention vers ce qui devrait n’être que « l’autre couple » de l’histoire. Père inflexible et tourmenté, Renato Dolcini est un Danaos convaincant. En nourrice voilée-femme à barbe, Mark Wilde en fait des tonnes, comme c’est l’usage dans ce genre de rôle, heureusement sans que sa prestation vocale en pâtisse le moins du monde. Les petits rôles sont tout à fait bien tenus, même si l’on s’étonne que le ténor Alessandro Fisher puisse remplacer le contre-ténor Rodrigo Ferreira, initialement prévu en Delmiro.
Enfin, même si la sauce à laquelle Raymond Leppard mettait Cavalli il y a un demi-siècle nous paraîtrait aujourd’hui bien indigeste, William Christie a-t-il eu raison de limiter l’orchestre à dix musiciens issus de The Orchestra of the Age of Enlightenment (également en costume oriental) ? Ce n’est pas un problème de volume sonore, car l’acoustique de Glyndebourne leur permet parfaitement de se faire entendre, mais plutôt de variété du tissu instrumental soutenant les voix : certes, Cavalli est un maître de la déclamation et son art repose avant tout sur le texte, mais cette option austère ne contribue pas vraiment à éveiller l’attention (dès l’ouverture, le défilé des cinquante couples, pourtant répétitif, semble intéresser davantage le public que ce qui se passe en fosse…).
Dommage que ce Cavalli peine à susciter l’enthousiasme. Peut-être une captation filmique permettra-t-elle un autre jugement, mais cela ne semble pas prévu pour l’instant.