Dans l’une des nombreuses interviews accordées après son retrait des scènes, Renata Scotto indiquait en 2017 qu’il fallait faire une différence entre la tradition et la « manière ancienne » (vecchia maniera). Elle résumait cette différence ainsi : « La tradition, oui ; la manière ancienne, non ». C’est sur cette nuance qu’elle avait bâti son extraordinaire carrière.
Son art, cependant, s’enracinait dans un monde lyrique depuis longtemps disparu. Il était lié intimement à cette tradition dont elle se réclamait. Son maître de chant à Milan à partir de 1948, Emilio Ghirardini, sortait du même moule que Titta Ruffo, dont il avait partagé le professeur (Lelio Casini). Lorsque sur les conseils d’Alfredo Kraus elle reprit entièrement sa technique, ce fut avec Mercedes Llopart, à qui Toscanini avait confié Sieglinde à La Scala, ce même Toscanini dont un des plus proches mentors de Scotto, Antonino Votto, avait été le bras droit et le répétiteur. C’est avec Mafalda Favero, artiste aimée des Véristes, qu’elle apprit sa Butterfly. C’est avec Gigli qu’elle donna son premier récital. Là fut la matrice de Scotto, dans ce terreau exceptionnel de l’Italie de l’entre-deux-guerres, qui fut à la fois le crépuscule flamboyant du belcanto et le moment où le répertoire lyrique s’enrichissait d’œuvres qui irrigueraient toutes les scènes modernes. Éveillée à l’opéra dès l’âge de douze ans par un Rigoletto de Noël donnée dans le théâtre de sa petite ville natale de Savona où la performance de Tito Gobbi la marqua profondément, Renata Scotto fut assurément de notre temps, mais elle fut aussi des temps d’avant et considéra que sa mission, sa vocation, était de faire vivre ce qu’elle avait entendu, appris, retenu de cette efflorescence italienne sur les scènes du monde entier.
Le spectre de Maria Malibran
Aussi mit-elle toute son énergie à être plus qu’une chanteuse d’opéra : un trait d’union avec des temps révolus, un conservatoire à elle toute seule, une vestale de l’art lyrique tel qu’il doit être si l’on y met non seulement toute son âme, mais toute sa culture et tout son travail, toute sa foi, et peut-être, parfois, la certitude d’avoir comme une certaine idée de la musique et du chant, voire un état de civilisation, à perpétuer. Cette idée la hanta, et il ne faut pas prendre à la légère la confession qu’elle formule dans ses mémoires au sujet d’une séance de spiritisme en 1956 : sa présence improvisée autour d’une table tournante fit surgir l’esprit de Maria Malibran, qui s’adressa à elle pour lui confier la dure tâche de poursuivre son œuvre, en lui promettant que par sa bouche, c’est elle, Malibran, qui chanterait. Il faut avoir une singulière conviction de son rôle d’artiste pour rapporter cette anecdote avec tout le sérieux du monde, et ajouter que Malibran, par la suite, lui apparut en rêve notamment pour la rassurer sur ce qu’elle parviendrait à réussir en Sonnambula.
Qu’on me comprenne bien. Il ne s’agit pas, dans le cas de Scotto, de parler simplement de haute école, de culte du style, d’authenticité de la manière. Tout cela, naturellement, lui fut consubstantiel. Mais chez elle, ce fut au nom d’une idée, et même d’un idéal, qui dépassait la simple exigence professionnelle. C’est cette flamme intime, profonde, ancrée, qui fit d’elle ce qu’elle était. C’est cette foi vivace dans un art dont elle était dépositaire qui lui donna cette audace.
Dans le silence du Couvent
Car de l’audace, elle en eut. Ce fut même sa marque de fabrique. Qu’on y songe. Fallait-il être courageuse et surtout déterminée pour, à quinze ans à peine, quitter Savona et sa famille pour aller étudier le chant à Milan alors même que rien n’indiquait qu’elle eût une voix particulièrement impressionnante : à l’époque, elle auditionnait en chantant « Stride la vampa » ! Par économie, elle logea dans un couvent de nonnes dont elle respectait la règle et, bien entendu, les horaires. Elle n’était pas élève du conservatoire, mais prenait des leçons privées grâce aux efforts financiers des siens, pourtant peu argentés. Mais elle y crut, et elle fit bien. Cela lui valut de remporter en 1952, à dix-sept ans, le concours de l’Association lyrique de Milan, première de mille candidats ( !), avec à la clef le rôle-titre dans une production du Teatro Nuovo de Milan. Ce fut La Traviata le 2 juillet 1953, et ce fut un triomphe. Elle avait dix-neuf ans.
Audace encore, quand toutes les portes s’ouvrirent suite à ce succès venu de nulle part d’une jeune fille elle-même venue de nulle part, qui quelques années avant connaissait la faim dans un milieu très modeste de Savona. La Scala, dont elle avait depuis le poulailler écouté religieusement toutes les productions depuis son arrivée à Milan, l’auditionna (Giulini et De Sabata ensemble, ce n’est pas rien) et lui confia Walter dans La Wally avec un parterre de stars (Del Monaco en tête, qui par hasard lui avait fait conduire sa Cadillac par un jour pluvieux à Milan quelques mois avant). Ce fut le 7 décembre 1954, et ce fut un immense succès pour un rôle secondaire.
Sonnambula originelle
Seulement voilà, elle ne voulait plus être comprimaria. Elle aspirait à plus. Elle visait plus haut. Aussi, pendant des années, tourna-t-elle le dos à La Scala, à ses fastes, à ses cachets, tant qu’elle ne lui proposerait pas un premier rôle. Elle préféra de grands rôles dans de moindres théâtres, et c’est sur les planches de tous les théâtres d’Italie (Venise, Naples, Rome, Trieste… avec des incursions au Caire et à Londres)qu’elle apprit quelques-uns de ses principaux emplois. Aussi n’est-ce qu’indirectement qu’elle obtint de La Scala ce qu’elle en attendait, un rôle de premier plan. Et ce fut Adina pour une tournée en 1957 au festival d’Edimbourg. Dans sa valise, elle emportait aussi Sonnambula car elle avait accepté d’être la doublure de Maria Callas dans ce rôle qu’elle n’avait, en réalité, pas vraiment appris. Audace, encore. A laquelle, une fois de plus, le destin sourit : le succès de Sonnambula fut tel que la direction de La Scala programma une représentation supplémentaire – mais Callas déclina cet extra qui n’était pas contractuellement prévu. En deux jours, Scotto apprit le rôle. Triomphe absolu. 1957 serait le début de son envol véritable.
Pendant une dizaine d’années, elle serait partout la soprano lyrique qu’on s’arrache, ajoutant patiemment les briques à son répertoire, mais en gardant les yeux rivés sur les rôles vocalement et théâtralement les plus exigeants. Patience, mon cœur. Lucia, Violetta, Butterfly, Gilda, Mimi la menèrent partout, jusqu’aux Etats-Unis (sauf au Met, pour l’heure) et en URSS. Elle osa se fâcher à nouveau avec La Scala et son intendant Ghiringhelli qui l’avait privée de Traviata en 1964 au profit de Freni (Karajan et Zeffirelli la préféraient : le live qui nous reste ne leur donne pas absolument raison…). En 1965, vint enfin le tour du Metropolitan Opera de New York, où elle fut accueillie avec ferveur. Rudolf Bing résista à ses exigences de lui donner d’autres grands emplois : « attendez donc votre tour ». Elle ne se le fit pas dire deux fois, et revint au Met quand la direction fut plus accommodante avec ses ambitions. Pendant ce temps, des disques vinrent jalonner ses années de floraison, notamment La Traviata dirigée par Votto(1962), ou Rigoletto avec Votto, Bastianini et Kraus (1962), puis encore Rigoletto (avec Kubelik, DFD, Bergonzi, 1964), entre autres.
Golden seventies
Les années 60 avaient été royales, les années 70 seraient somptueuses. La carrière de Scotto profita à plein de cet âge d’or de l’opéra porté par une industrie du disque florissante, une presse musicale mondiale, des moyens de production audiovisuels performants cherchant dans les maisons d’opéra l’occasion de toucher de nouveaux publics. La tournure américaine de son parcours lui permit de changer de dimension.
C’est dans ces années-là qu’elle revint au Met, se liant d’amitié avec un personnage moins caustique que Rudolf Bing, et qui porterait le Met vers de nouvelles hauteurs : James Levine. Échaudée par deux cambriolages, dont un violent, subis en Italie, mais aussi par une ouverture de La Scala le 7 décembre 1970 dans des Vêpres siciliennes chahutées par les fans de Callas (présente en loge), elle finit par élire domicile non loin de New York. Présente sur toutes les scènes, le Met devint son port d’attache, avec ses limousines, ses galas, et aussi ses productions nouvelles où il lui fut possible d’élargir enfin son répertoire à ces rôles vaillants qu’elle convoitait de longue date. Qu’on en juge, pour le seul Met dans cette décennie : Les Vêpres siciliennes au débotté en 1974, puis les trois rôles du Trittico – pour la première fois à New York, une même chanteuse chantait les trois rôles féminins, occasion pour Scotto de faire resurgir son passé de bonne sœur par association dans Suor Angelica -, Léonore du Trouvère, Berthe dans Le Prophète, Musetta de Bohème pour la saison 77-78, Adrienne Lecouvreur la saison suivante puis Desdémone, Luisa Miller (encore abîmée par un callassien fou qui hurla « Vive Maria Callas » au début du grand air), Elisabeth de Valois en 78-79, Gioconda et Manon Lescaut la saison d’après, puis Norma, Tosca, Lady Macbeth…
Dans tous ces rôles, qu’elle incarna au Met au gré de trois cents soirées, mais aussi dans la plupart des grandes maisons, Renata Scotto mit un point d’honneur à conserver vivace la tradition du belcanto, à ne rien céder à un vérisme de pacotille ou de mauvais aloi. Elle augmenta son investissement purement musical en cherchant dans le détail de partitions très exigeantes la perpétuation de l’art belcantiste, et augmenta aussi son investissement physique. Ainsi, après la diffusion mondiale de La Bohème du Met avec Pavarotti en 1977, elle constata que les kilos en trop n’étaient plus conformes à l’apparence physique attendue d’une chanteuse d’opéra télévisuelle, et perdit quinze kilos. Elle remarqua à cette occasion que son ténor de partenaire n’avait pas été frappé de la même épiphanie, mais il est notoire que Scotto détestait Pavarotti, n’ayons pas peur des mots, voyant en lui la quintessence du divo désinvolte ignorant ses notes et chantant tout avec cette indifférence que lui autorisait la voix du bon Dieu mais sans engager le feu sacré auquel, Scotto, elle, se réchauffait et où elle renouvelait soir après soir le sens de sa vocation intime.
Scotto vs. Pavarotti
Certes, nul ne saurait nier l’intégrité absolue de Renata Scotto et les miracles de subtilité dramatique et musicale qu’elle apporta à des rôles trop souvent dessinés à grands traits. On ne saurait davantage contester que ces années 80 portèrent sa voix parfois aux limites de ses capacités. Les critiques qu’on peut lire de sa Lady Macbeth new yorkaise dans la production de Peter Hall (1982 puis 1984, avec Sherrill Milnes) corroborent ce qu’il est possible d’en entendre : un peu beaucoup de métal, des effets parfois mélodramatiques, et une projection souvent mise en défaut. Les intégrales très importantes réalisées à la lisière des années 80 (Otello, avec Levine, 1978 ; La Traviata avec Muti, 1980 ; Tosca avec Levine, 1980 ; Madame Butterfly avec Maazel, 1980) attestent la suprématie de la soprano sur les grands rôles du répertoire, mais non sans quelques stridulences ni acidités, sans parler d’un vibrato parfois marqué (qu’atteste sa Vitellia de 1984). L’artiste est là, suprême, mais est audible aussi la tension imposée à un instrument que l’application belcantiste n’a pas entièrement sauvé des dommages d’un répertoire difficile.
Elle n’eut pas d’adieux. Elle savait mieux que quiconque ce qu’est une voix qui se retire. Elle se contenta de ralentir, jusque dans les années 90, osant pour finir des excursions singulières vers quelques rêves de diva, comme cette Maréchale (en allemand) à Catane en 1992, La Voix humaine au Mai Musical en 1993, ou plus surprenant encore cette Kundry (en allemand aussi) à Schwerin en 1995, très intéressante ma foi, et carrément étonnante une Klytemnestra en 2000 à l’opéra de Baltimore (puis à Séville) où stridences et parlé-chanté sont probablement gage d’expressivité.
Tension entre les mots et les notes
La mise en scène fut son second souffle, d’abord avec Madame Butterfly au Met en 1986, puis très régulièrement à partir des années 1990, jusque très récemment, surtout dans le répertoire que, comme chanteuse, elle avait exploré à fond. Le travail avec les chanteurs l’intéressa plus que tout autre chose : elle les conduisait à se poser sur le texte et sur la musique les bonnes questions, à établir en tout le lien entre les deux, déplorant la situation de ces artistes qui « savent ce qu’ils chantent, mais pas ce qu’ils disent » (la formule est réussie), et explorant très avant les états psychologiques révélés par la tension entre les mots et les notes, pour en tirer à la fois le jeu d’acteur et les couleurs vocales requis. Autrement dit, sa pratique de la mise en scène fut très éloignée des recherches symboliques ou politiques que d’autres engageaient au même moment.
L’enseignement fut l’autre champ de cette transmission dont elle avait finalement fait le défi non de ses dernières années, mais bien de toute sa carrière. Elle qui, de son propre aveu, n’aima rien tant d’apprendre, fut une enseignante attentive et engagée : les jeunes gens qui eurent le bonheur de travailler avec elle eurent-ils le sentiment, à travers elle, de tendre la main à Toscanini, voire à Verdi lui-même ?
Une chose est certaine : quelles que fussent les traces laissées sur sa voix par les rôles et les années, elle est aujourd’hui une source vive auprès de laquelle il est toujours providentiel de s’abreuver. Lorsqu’elle évoqua son enregistrement de Rigoletto avec Fischer-Dieskau, elle décrivit avec un mélange d’admiration et de désapprobation la hauteur doctorale du baryton allemand dans ce répertoire, quelque chose comme un admirable travail d’orfèvre privé d’une part d’estomac. Pourtant, à écouter aujourd’hui les innombrables témoignages de son art, c’est bien à cette lignée des artistes entièrement concertés qu’appartint Renata Scotto. La part d’instinct, d’audace, d’engagement, fut toujours portée et propulsée par une conscience constamment claire de ce qu’elle faisait et par une volonté audible de faire dire à la musique ce qu’elle recelait dans le secret de sa fabrication. Ce n’est pas être professoral et ennuyeux, cela, c’est simplement affirmer que l’art lyrique a toujours plus à dire que les interprètes qui le servent, et que le courage d’aller toujours plus profond, d’explorer plus avant, est le fondement de l’éthique de ses passeurs élus que sont les chanteurs.
Le travail de Renata Scotto est achevé. Nous pouvons le regarder dans son ensemble, depuis ses racines jusqu’à ses fruits. Et nous pouvons dire, sans trop nous tromper, qu’il est de ces legs qui nous font comprendre, au rebours de toutes les Cassandre, que l’opéra est un art encore infiniment vivant, et, grâce à elle, pour longtemps.