Tourner sans argent, en plein COVID, un film sur un compositeur tchèque oublié, Josef Mysliveček (1737 – 1781), en 39 jours (mais pas suivis) après en avoir filmé toutes les scènes d’opéras au Teatro Sociale de Côme en son direct (voir les Cinq questions posées à Petr Vaclav par Edouard Brane sur notre site). C’est la tâche quasi impossible que s’est imposée par passion le réalisateur et scénariste Petr Vaclav avec la collaboration du chef Vaclav Luks, à la tête de son ensemble le Collegium 1704, et d’une belle distribution dominée par l’acteur (et chanteur de rock) Vojtech Dyk dans le rôle-titre et des artistes tels que Emöke Baráth, Philippe Jaroussky ou Simona Šaturová, cette dernière doublant pour l’opéra la fabuleuse Barbara Ronchi dans le rôle de La Gabrielli. Une star de la scène adulée au XVIIIe siècle, dépeinte ici comme la Callas, crises de nerfs et amours tragiques comprises.
Il est vrai qu’une certaine urgence semble avoir gagné l’écriture du film, qui alterne ses gros plans en assez brefs champs-contrechamps très expressionnistes de visages, aux temporalités mêlées et ses plans fixes ou travellings de superbes intérieurs de palais (avec quelques panoramiques en révélant le vide et les pièges), plans également de paysages ou de villes mythiques de l’opéra alors (Venise, Naples, Rome…) inspirés par de grands peintres tels que Hubert Robert, Nicolas Poussin, Richard Wilson ou Francesco Zuccarelli, entre autres. Cédant à un certain esthétisme subordonnant ses teintes froides ou chaudes aux climats et atmosphères, l’histoire, quant à elle, se traîne un peu – la faute aux intermèdes méditatifs un tantinet redondants. Le scénario aurait tout de même gagné à être plus synthétique (2h20 environ de film) alors que les scènes musicales ou celles des affrontements amoureux sont le plus souvent réussies, et sont le fruit d’un intense travail de recherche archéologique de la part de nos deux complices.
Ce qui intéresse le réalisateur, documentariste aussi, parisien depuis 2003, ce sont évidemment les conditions de création en Italie d’un étranger venu de Bohême, un ancien meunier sans appuis que rien ne prédisposait à devenir un compositeur adulé (mais dix fois moins payé que ses chanteurs-stars). Ce sera aussi la description des faiblesses de l’homme, un parvenu au talent indiscutable qui fréquenta beaucoup Mozart enfant (ce dernier lui donne une leçon d’improvisation sur une de ses ouvertures d’opéras dans une des scènes-clefs du film). Un compositeur que le film peine à imposer débarrassé de la référence ogresse mozartienne quoi qu’il en dise. Pour mieux le cerner ? Le réalisateur le montre d’abord horriblement défiguré, nez tombé et blessures faciales sanglantes car syphilitique, dès le premier plan. Il choisit la ligne noire, dessin du destin tragique et de l’oubli déjà à l’œuvre et il entend par là-même aussi nous peindre une vanité, même si magnifiée par les voix et les langues données à entendre (français, italien, allemand, tchèque).
Le film s’attache en effet à nous narrer de façon crue l’ascension et la chute d’un musicien, corrompu par une de ses mécènes amatrice d’orgies, donc ayant trop aimé les femmes et en mourant atrocement à 43 ans, alors que le Teatro San Carlo de Naples (où il a créé nombre de ses œuvres) lui a signifié qu’il préférerait désormais des œuvres de compositeurs plus modernes. Le goût n’est-il pas en train de changer ? Vojtech Dyk, jouant plutôt sur l’absence et le retrait, laisse inentamé le mystère d’un artiste dont on ne sait finalement pas grand chose. Le film, cherchant à combler l’oubli dans lequel Mysliveček est tombé, ne peut s’empêcher de rappeler plusieurs fois que son œuvre peut-être trop facile (elle a toujours ses amateurs), trop à la mode de l’époque, trop à l’écoute des caprices et égos des chanteurs du temps, n’a décidément pas toute la vérité de la vie et du théâtre qu’atteindra un certain Mozart, autre vagabond mais que la postérité a rendu immortel.
Cette réflexion sur la création artistique et la vie rosse, qui la nourrit et parfois la contredit tout en la transcendant, nous emmène en tout cas dans un très beau voyage et pour de riches découvertes opératiques, à condition de tolérer un parti pris esthétique réaliste, avec ses maquillages qui fondent, ses grimaces en gros plan, ses larmes, sueurs, urines, sang et autres déjections (un peu) complaisamment étalés, anti-académisme caravagesque oblige.