Après l’intégrale des cantates sacrées de Bach données en concert pour le 250 e anniversaire de sa mort (« Bach Cantata Pilgrimage »), John Eliot Gardiner se devait de concevoir un projet original pour fêter le 450 e anniversaire de la disparition de Monteverdi, qui occupe une place unique dans son panthéon personnel. Au printemps 1964, alors qu’il était encore étudiant à Cambridge, il fondait le Monteverdi Choir pour interpréter Les Vêpres à la Vierge dans la Chapelle du King’s College. Pour les célébrations de 2017, il remet non seulement sur le métier un ouvrage maintes fois revisité depuis lors (Les Vêpres seront jouées à Crémone, Paris et Versailles), mais il dirige également la trilogie complète de ses opéras en Europe et aux USA dans le cadre d’une tournée qui a débuté en avril à Bristol et s’achèvera en octobre à New-York. Moins populaire que les deux autres et relativement peu joué, Le Retour d’Ulysse dans sa patrie méritait sans doute un surcroît d’attention en cette année particulière et John Eliot Gardiner a prévu trois représentations supplémentaires, à Aix, Barcelone et Wroclaw. « Qu’y a-t-il de plus stimulant que d’être immergé six mois en compagnie d’un compositeur qui est rien moins que le pionnier de la musique moderne ? » confiait-il en avril au BBC Magazine. « C’est un privilège ! » Et en sortant du Palau de la Musica Catalana le 3 mai, nous nous surprenions à penser que c’est aussi un privilège de pouvoir redécouvrir ce chef-d’œuvre à la faveur d’une réalisation gorgée de vie et souvent touchée par la grâce.
Programmée dans une douzaine de théâtres et de salles de concerts différents, cette production du Retour d’Ulysse ne pouvait guère bénéficier que d’une mise en espace. Néanmoins, le fabuleux édifice Art Nouveau érigé par Lluis Domènech i Montaner offre non pas un écrin, mais un véritable décor au spectacle, des jeux d’éclairage (Rick Fisher) magnifiant les bustes des muses et les céramiques vernissées de la scène tout en renouvelant les atmosphères au fil de l’intrigue. Le travail d’Elsa Rooke ne déborde pas d’imagination, mais sa proposition s’avère efficace et toujours pertinente. Elle maintient surtout l’équilibre subtil des registres et nous réserve quelques beaux tableaux : la foule oppressante qui fond subitement sur Pénélope et la cerne de toutes parts ou l’épreuve finale des Prétendants, quand l’épouse d’Ulysse brandit un arc imaginaire en prenant la pose d’une Diane chasseresse. Il n’en faut pas davantage car tout est déjà dans la musique de Monteverdi, « homme de théâtre jusqu’au bout des ongles », observe John Eliot Gardiner, lecteur attentif d’une correspondance où il admire la manière dont le compositeur parvient à obtenir de ses librettistes de légères modifications qui intensifient le drame.
Contrairement à René Jacobs récemment, le chef britannique ne manie pas les ciseaux, sinon pour supprimer l’interpellation de Pénélope par Euryclée et au lieu d’emprunter à ses contemporains, il se tourne vers l’œuvre du génial Crémonais (7e livre de madrigaux, Scherzi musicali) quand il faut combler les lacunes de la partition. L’air de ballet des danseurs, où quelques chantres du Monteverdi Choir rejoignent les solistes, se transforme ainsi en un pur moment de plénitude et d’extase sonore, un long climax qui prend l’allure trompeuse d’un finale en forme d’apothéose. Sur le plan instrumental, l’orchestre des English Baroque Soloists aligne une dizaine de cordes, une paire de flûtes et deux de cornets, mais Gardiner ne fantasme pas sur les spectacles de cour au point d’inclure, comme Harnoncourt, bombardes (piffari), bassons, trombones et trompettes. En revanche, il enrichit le continuo qui, à côté de la harpe, du violoncelle, de la contrebasse et de deux clavecins, compte pas moins de six luths, et peut s’appuyer sur l’inventivité de musiciens rompus à l’improvisation qu’exige une basse rarement chiffrée. Ce faisant, le chef n’agit pas en hédoniste, mais en dramaturge, qui sait comment varier l’accompagnement pour servir au mieux chaque situation.
« Il n’y a guère que Bach et Monteverdi qui, pour moi, accompagnent tous les jours et toutes les humeurs » affirmait John Eliot Gardiner le mois dernier dans les colonnes de La Croix alors que Le Retour d’Ulysse ouvrait le Festival de Pâques à Aix-en-Provence. En plus de cinquante ans de carrière, il n’a jamais délaissé longtemps Monteverdi, sa langue n’a plus aucun secret pour lui, il sait comment libérer sa puissance incantatoire et donc quelles qualités rechercher lors des auditions qu’il fait passer. Il a constitué une seule équipe, internationale, pour les trois opéras et l’aventure promet d’être belle s’il faut en juger par ce qu’il nous a été donné d’entendre à Barcelone. Furio Zanasi fréquente le rôle-titre depuis au moins une vingtaine d’années, mais le temps n’a laissé aucune empreinte sur un timbre qui parait immarcescible. Sa rhétorique affûtée en impose toujours, quand bien même son baryténor délicat a moins l’étoffe du héros que celle de l’amant, et cet Ulysse distille les inflexions ensorcelantes d’une Sirène auxquelles Pénélope aurait peut-être fini par succomber si le rappel des motifs ornant leur couche nuptiale ne lui avait pas ouvert les yeux.
De la reine d’Ithaque, Lucile Richardot embrasse toutes les contradictions et restitue le cheminement intérieur en lui conférant une stature exceptionnelle. Peu d’interprètes ont su exprimer avec une telle vérité l’angoisse, la défiance qui taraude Pénélope et exacerbe sa solitude, mais aussi l’espoir qui l’empêche de sombrer et finit par l’emporter, la douceur, la lumière se substituant aux accents farouches et enténébrés au fur et à mesure qu’elle renaît à la vie. Afin de réduire le nombre de ténors requis par Monteverdi (six), d’aucuns ont cru bon d’attribuer le personnage de Télémaque à un soprano. Gardiner, lui, ne transpose pas, ce qui nous permet d’apprécier l’éloquence sensible de Krystian Adam (que nous avons hâte de retrouver en Orphée), mais confie Jupiter à un baryton clair et flexible (John Taylor Ward) et Pisandre à un alto (Michal Czerniawski). L’Antinoüs de Gianluca Buratto tend à éclipser ses rivaux, question d’éclat et d’ampleur vocale, la basse cumulant aussi avec bonheur les parties du Temps et de Neptune, une performance qui force le respect.
Les trios des Prétendants tiennent leurs promesses et le grotesque des figures n’empêche jamais d’apprécier la beauté de l’écriture. Robert Burt campe un Iro truculent à souhait, mais sans en faire des tonnes, préservant, lui aussi, l’ambiguïté parodique de son lamento. ll n’y a pas que le mélange des genres qui permette de relâcher la tension et après le premier monologue de Pénélope, l’échange fougueux de Mélantho et Eurymaque nous ragaillardit, a fortiori lorsque les jeunes tourtereaux affichent la complicité d’Anna Dennis et Zachary Wilder, dont les voix charnelles et colorées se marient à merveille. D’autres emplois secondaires sont luxueusement distribués aux nouveaux talents du baroque transalpin, de Carlo Vistoli (L’Humanité Fragile) à Silvia Frigato (Amour) en passant par Francesca Biliotti (Euryclée). Tous, à vrai dire, même un frêle, mais touchant Eumée (Francisco Fernández-Rueda) ou une Minerve plus musicale que virtuose (Hana Blaziková), emportent notre adhésion par leur présence au texte et le naturel de leur incarnation. Ce Retour d’Ulysse consacre une magnifique réussite collégiale sous la conduite d’un fringant septuagénaire. Monteverdi, un secret de jouvence ? Nous sommes tout prêt à le croire et à l’éprouver !