Porpora n’est plus le compositeur négligé qu’il fut longtemps, relégué dans l’ombre de Haendel et de leur rivalité londonienne. D’éminents chanteurs lui ont consacré des récitals (Karina Gauvin, Franco Fagioli, Philippe Jaroussky…) mais les représentations de ses œuvres intégrales restent rares et concentrées sur la production lyrique de sa maturité artistique. La démarche des artistes réunis ce soir à Versailles est donc d’autant plus intéressante : nous faire découvrir un oratorio de jeunesse du maître, jamais rejoué depuis sa création, si ce n’est au Festival de Beaune il y a un an par la quasi-même équipe.
On s’étonne d’abord de ne pas entendre le style habituel du compositeur : le début de l’œuvre peut même sembler trop propre, voire scolaire, même si l’on perçoit déjà une grande attention portée à la séduction mélodique, à l’art du contrepoint et à la franche virtuosité vocale de la part de celui qui venait d’ouvrir son école de chant un an auparavant, école de chant assez réputée dans toute l’Europe pour avoir formé Farinelli, Caffarelli, Mingotti, Porporino… Mais enfin pour un compositeur de 30 ans, on est tout de même en droit de trouver tout cela très sage et assez éloigné de l’exubérance de ses opéras (ceux que nous connaissons du moins). Un Haendel plus jeune bousculait avec plus de panache l’héritage de Scarlatti Père avec ses oratorios romains. Chez Porpora, la contrition de Scarlatti laisse place à une foi plus virtuose et extérieure mais d’une piété très policée, conservant une grande ferveur dramatique mais renonçant à toute originalité d’agencement. Pas d’airs interrompus, chaque personnage chante à son tour entre les récitatifs, mais beaucoup de beaux ensembles et même un très beau récitatif accompagné pour la Vierge. La seconde partie de l’oratorio tire mieux parti d’un livret assez intéressant : la Vierge, Madeleine et Jean assistent au calvaire du Christ et commentent les outrages, le chemin de croix et la crucifixion, à la fois accompagnés et refrénés dans leur désir d’intervention par la Justice Divine. C’est avec une piété peut-être trop respectueuse (même la trompette joue avec une sourdine !) mais déjà très émouvante que Porpora donne voix à la souffrance de ces personnages, notamment de la Vierge qui, par contraste avec l’impassible et confiante Justice Divine, frôle la perte d’espérance à la fin de l’œuvre, et révèle une humanité saisissante. Parmi les grands moments de l’œuvre, citons le très expressif, virtuose et vibrant « Tu pensa, o Madre pia » de Jean ; l’intime et habité « La sua pena » de Madeleine et son suppliant « Caro oggetto degl’occhi miei » ; les quasi-délirants « Per pietà, turba feroce » et « Ah ! Che affato incapace » de la Vierge ; sans oublier le très beau quatuor concluant la première partie, ou le duo très ornementé et délicat entre Madeleine et Jean « In croce svenato ». Mais le sommet de la partition revient au rôle-titre : après les nobles vocalises ascendantes de son air d’entrée « Non più superbo, no » où advient la victoire du Ciel sur l’Enfer, c’est surtout avec « Vanne, o Sol d’eterna luce » que la Justice Divine permet à Porpora de révéler tout son talent. Demandant au soleil de se coucher pour mieux renaître, cette métaphore évidente de la résurrection du Christ est portée par une musique suspendue, aux harmoniques fines et colorées qui n’est pas sans évoquer « Alto Giove ».
Et cette Justice Divine, c’est la grande Blandine Staskiewicz qui l’incarne ce soir. Toujours aussi altière, le marbre de sa voix sculpte une justice supérieure et consolatrice. Prise un peu à froid dans son premier air, elle fait preuve par la suite d’une souveraineté technique impressionnante, sur une tessiture à la démesure de son allégorie, trompant la monotonie expressive du personnage par de nombreux contrastes d’émission.
D’un port physique tout aussi élancé et fier, Delphine Galou, déclarée souffrante, doit se battre avec un grave assez atteint, et des voyelles non arrondies (le « i » et les « è ») qui laissent passer beaucoup d’air. Mais pour ne pas compromettre la tenue du concert (elle est de facto la seule au monde à connaitre ce rôle) elle a courageusement tenu à chanter. Heureusement le timbre conserve sa ductilité et l’artiste est bouleversante dans les déplorations éperdues de la vierge où la qualité de son phrasé et de son investissement dramatique font l’essentiel.
A côté d’elle, Emmanuelle De Negri compense un timbre assez lisse par une sensibilité à fleur de peau, nourrie dans la tragédie lyrique, qui transforme chacun de ses récitatifs en vrai moment de théâtre, le tout avec une classe inentamée jusque dans ses vocalises très parnassiennes.
Seul présence masculine, le Jean de Valerio Contaldo est une vraie révélation. Alliant le timbre grave d’un jeune Stefano Ferrari avec l’audace d’un Kobie van Rensburg, il fait partie de ces trop rares ténors dont les attaques sont justes et nettes, et les vocalises jamais approximatives. Ajoutez à cela de vigoureux graves, une capacité à émettre avec grâce des aigus en voix de tête et un engagement dramatique puissant mais jamais excessif, et l’on tient peut-être un des meilleurs ténors baroques actuels.
Composé quasi-exclusivement de cordes, le très bel orchestre Les Accents nous impressionne une fois de plus par sa cohésion, son élégante virtuosité et sa ferveur. Thibault Noally confirme ses talents de chefs d’opéra en conservant un véritable allant dramatique à une œuvre dont la beauté sobre aurait pu aisément sombrer dans le pompeux. Bref, pour Porpora comme pour ses interprêtes, on en redemande !