Avant-dernier ouvrage lyrique de Puccini, Le Triptyque n’avait pas été donné à Paris depuis les représentations de la Salle Favart, en 1987, sous la houlette de Jean-Louis Martinoty. Entretemps, seul Gianni Schicchi avait été proposé à Garnier en 2004, couplé avec L’Heure espagnole de Ravel dans une mise en scène de Laurent Pelly. C’est dire si cette série de représentations dans une production importée de La Scala et signée Luca Ronconi1 constitue un événement non négligeable.
Le metteur en scène italien a tenté de donner un semblant d’unité à ces trois histoires qui n’ont a priori aucun rapport entre elles. En effet, si les décors sont parfaitement différenciés, leur structure comporte un certain nombre d’analogies : dans les trois cas, les personnages sont enfermés dans une sorte de huis-clos. Seule une ouverture aux contours irréguliers laisse entrevoir le monde extérieur, un ciel grisâtre sur lequel se détachent, telles deux ombres chinoises, le couple d’amoureux pour Il Tabarro, une Vierge à l’enfant sur fond bleu pour Suor Angelica et le Dôme de Florence pour Schicchi. On notera également l’utilisation systématique du plan incliné. Ainsi la péniche de Michele semble sombrer dans l’abîme comme le destin des protagonistes, tandis que la pente du lit de Buoso permet aux membres de sa famille de faire glisser son cadavre dans une trappe. Le couvent d’Angelica, lui, est figuré par une gigantesque Madone couchée à plat ventre, la tête en avant.
Chaque volet en revanche possède ses couleurs propres, noir et gris pour les quais de la Seine, bleu ciel et blanc pour le monastère et rouge carmin pour l’intérieur de la maison de Buoso. Dans ce dispositif ingénieux, Ronconi se contente d’une direction d’acteurs sobre, pour ne pas dire minimaliste, qui ne s’anime un peu que dans l’acte florentin. C’est là d’ailleurs que l’on relève la seule idée un tant soit peu originale de l’ensemble : l’action est transposée à l’époque de la création de l’œuvre comme en témoignent les costumes des personnages, tandis que Schicchi, vêtu comme au siècle de Dante, semble surgi soudain de L’Enfer. Rien de bien novateur mais rien non plus d’indigne dans cette production qui ne méritait certes pas les quelques huées qui ont accueilli Ronconi et son équipe au rideau final.
Sans être exceptionnelle, la distribution convoquée ici, fait preuve d’une homogénéité presque sans faille. Soulignons d’emblée l’excellente tenue des nombreux rôles secondaires parmi lesquels on relèvera les prestations remarquées de Barbara Morihien, Marie-Thérèse Keller et Eric Huchet, parfaits dans leur double incarnation ainsi que la délicate Suor Genovieffa d’Amel Brahim-Djelloul et l’ineffable Betto d’Alain Vernhes, un luxe pour un emploi aussi bref. Marta Moretto campe avec une égale conviction, une Frugola haute en couleur et une truculente Zita. Luciana d’Intino confère à la Zia Principessa toute la noblesse qui sied à son personnage qu’elle interprète avec une froideur glaciale, d’autant plus cruelle qu’elle évite de le faire sombrer dans la caricature facile. Acclamée par le public, Oksana Dyka effectue des débuts remarqués à l’Opéra de Paris. Dotée d’une voix ample et d’un aigu percutant, la cantatrice ukrainienne campe une Giorgetta pleinement convaincante qui fait passer une émotion véritable notamment dans la scène qui l’oppose à Michele juste avant le meurtre. Tel n’est pas le cas de Tamar Iveri qui, malgré de louables efforts, peine à nous faire croire aux tourments qui agitent la pauvre Angelica. Il faut bien admettre que l’on a entendu des « Senza Mamma » autrement plus poignants que celui qu’elle propose et les stridences de son registre aigu n’arrangent rien. Méforme passagère ? En tout cas c’est là le seul point faible de la distribution. Ekaterina Syurina est une Lauretta de bon aloi au timbre juvenile, sans grand relief cependant. Côté masculin, Marco Berti est un Luigi brut de décoffrage aux moyens imposants. La ligne de chant qui n’est pas toujours très nuancée convient, somme toute, à ce personnage de marinier tourmenté. Saimir Pirgu est un Rinuccio proche de l’idéal avec une voix solide et un timbre chaleureux.
Juan Pons, enfin, accomplit une double performance qui force le respect. Si l’usure des moyens est désormais perceptible, le baryton s’en sert habilement pour camper un Michele torturé et bourru. Quant à son Gianni Schicchi, il a toute la verve et la faconde que réclame cet emploi.
Au pupitre, Philippe Jordan confirme qu’il est l’un des chefs avec qui il faudra désormais compter. Parfaitement à son aise dans ce répertoire, sa direction précise et nuancée fait ressortir les infinis détails d’une partition luxuriante. Dès les premières mesures, il installe le climat propre à chacun des actes, le sombre drame du Tabarro, la poésie délicate de Suor Angelica et l’humour débridé de Gianni Schcchi, partition dans laquelle il démontre également un sens aigu du théâtre. Un sans faute magistral.
1 Cette production, filmée à La Scala a fait l’objet d’un DVD paru sous le label Hardy.