« Pour distribuer le Trouvère, il vous suffit des quatre meilleurs chanteurs du monde » : serpent de mer et mise en garde, si la boutade d’Arturo Toscanini a fait le tour du monde, c’est qu’elle résume parfaitement la difficulté à laquelle se heurtent ceux qui veulent réunir une équipe capable tout à la fois de surmonter les redoutables épreuves techniques qui parsèment les parties des rôles principaux et de faire passer les incongruités du livret.
Sur le papier, l’Opéra de Paris semblait s’être donné les moyens d’une telle ambition pour le retour sur la scène de Bastille d’une oeuvre qui en avait été absente depuis 2004. A l’issue de la première, force est de constater que le fastueux casting convoqué pour l’occasion tient un grand nombre de ses promesses – et était même si bon qu’il aurait sans doute pu assumer les reprises des cabalettes si par hasard on leur en avait laissé. Anna Netrebko la première, dont la venue à Paris, dans un rôle qui lui a offert, à Berlin, à Salzbourg ou à New-York, des succès retentissants, faisait d’elle-même figure d’événement. Dès un « Tacea la notte » suspendu, une évidence s’impose : elle est Leonora. Sans composition, sans effort apparent pour se glisser sous les traits de cette jeune aristocrate prompte à la révolte et à la rébellion, Netrebko montre des qualités de timbre qui n’ont jamais semblé si subtiles, déploie une voix au sommet de sa forme et de sa maîtrise. Toujours si chaleureuses, les teintes pourpres de l’instrument savent s’assombrir dans des graves envoûtants aussi facilement qu’elles s’allègent dans des aigus limpides, qui renvoient au rang de lointain souvenirs les commentaires qui, longtemps, ont fait passer la soprano pour une technicienne lacunaire. C’est sans conteste l’un des meilleurs rôles d’une artiste totalement aboutie qui est ici éperdument acclamée.
© Charles Duprat
A côté de cette interprétation mémorable, les autres protagonistes ont le mérite de ne pas pâlir : fatalement, les éclats héroïques de « Di quella pira » dépassent Marcelo Alvarez – et le rendent visiblement nerveux ; mais c’est surtout ce lyrisme, cet art du phrasé, cette clarté intacte de la voix que l’on retient, et qui nous rendent son Manrico si touchant, Trouvère lunaire face à une Leonora solaire. On se cache d’effroi sous nos sièges avec l’Azucena d’Ekaterina Semenchuk. La voix est immense (jusqu’au contre-ut, qu’elle place et tient vaillamment au deuxième acte), le tempérament volcanique, les graves enfoncés à la massue, l’interprétation pas subtile pour deux sous mais le résultat plus qu’efficace ! Ovationné après « Il balen del suo sorriso », Ludovic Tézier serait presque le décalque de ce déferlement de fiel, de sueur et de sang. Il y a du forcené chez Luna, un extrémisme terrifiant, des emportements qui sont d’un possédé. Porté par une santé vocale réjouissante, le Comte de Tézier impressionne par sa froide détermination, mais ne frappe pas par sa folie. Et ce soir, on aurait même pu se payer le luxe de faire passer l’injonction Toscaninienne de quatre à cinq chanteurs, tant le Ferrando de Roberto Tagliavini, à la tête de seconds rôles parfaits, nous gratifie d’une première scène saisissante.
Mais le Trouvère, ce devrait aussi être le meilleur metteur en scène du monde, un metteur en scène qui saurait exploiter même ce qu’il y a d’absurde dans l’action pour nous présenter des personnages de chair et de sang. Alex Ollé faut un peu l’inverse : dans un décor unique composé de miroirs et de trappes laissant apparaître, à intervalles réguliers, des pans de murs dessinant tour à tour des tranchées, la forteresse d’un siège, les colonnades d’une église ou les ruines d’un chant de bataille, il fait diversion, par le truchement d’éclairages parcimonieux, de changements à vue et de quelques éléments de modernisation bienséante (des pistolets, des masques à gaz), laissant aux chanteurs le soin d’improviser des déplacements sans grand intérêt. Ce n’est pas laid, pas irrespectueux et ça ne méritait pas les huées essuyées lors des saluts, mais d’un membre de la Fura dels Baus, on attendait un peu plus d’audace !
Le théâtre ne peut alors venir que de la fosse : Daniele Callegari l’a compris, et arrivera sûrement très bien à le faire saillir lors des prochaines représentations, dès que les quelques décalages entre l’orchestre et les choeurs, impeccables par ailleurs, auront été réglés. A défaut de théâtre, contentons-nous de musique : les meilleurs chanteurs du monde, ça ne se refuse pas…