Connue pour sa discrétion et sa pugnacité, la talentueuse soprano Inva Mula, est un vrai petit soldat, toujours prêt à monter à l’assaut. Exigeante autant que réfléchie, la cantatrice accumule les succès depuis bientôt vingt ans, avec une modestie qui n’a d’égal que son courage. Quelques semaines après Orange où elle interprétait une délicieuse Nedda aux côtés de Roberto Alagna dans I Pagliacci, elle incarnera du 14 septembre au 14 octobre sa première Mireille de Gounod au Palais Garnier, l’oeuvre symboliquement choisie par Nicolas Joël pour inaugurer son mandat à la tête de l’Opéra de Paris. Rencontre à quelques jours de la première, retransmise sur France 3 en direct et pour la première fois.
Bien qu’originaire d’Albanie, vous avez pris la nationalité française et entretenez avec ce pays des liens très étroits, grâce à Nicolas Joël, notamment, qui vous a très tôt fait confiance à Toulouse et qui vous offre Mireille pour lancer la saison et débuter son mandat à l’ONP. Comment avez-vous accueilli cette proposition qui correspond de plus à une prise de rôle ?
Cela fait deux ans que je vis avec ce projet et m’y prépare : il ne s’agit donc plus d’une surprise. Je dois avouer que j’ai tout d’abord été très heureuse que Nicolas Joël me confie ce rôle, il faut vous dire que je le respecte et l’admire profondément et me suis toujours sentie devant lui, comme une élève face à son professeur. Il est extraordinaire, extrêmement cultivé, préparé et je ne connais aucun metteur en scène qui répète avec les chanteurs en étant capable de déclamer par coeur tous les rôles. J’ai immédiatement eu envie d’être à la hauteur de sa proposition, car sa confiance en moi est équivalente à celle que j’éprouve envers lui. Je ne connaissais pas Mireille et me suis dit que s’il pensait à moi pour ce rôle, c’est qu’il savait exactement qu’il me conviendrait. Il aime tellement les chanteurs, connaît si bien les voix, que les cadeaux qu’il fait sont inestimables : celui-ci en est un.
Le choix de Mireille, pour inaugurer la nouvelle ère de l’ONP a été longuement commenté par la presse. Avez-vous le sentiment qu’il soit nécessaire de se sentir proche d’un personnage pour bien l’interpréter ?
Bien sur, surtout quand j’interprète un rôle la première fois. Mais à bien réfléchir je parviens presque toujours à aimer mes personnages, même ceux qui n’ont rien à voir avec mon caractère. J’essaie, en règle générale, de trouver du charme aux héroïnes que je dois incarner car c’est la seule manière de trouver en soi la capacité de donner le meilleur. Dans le cas de Mireille, je suis à chaque fois touchée lorsque je chante ses phrases et me suis coulée facilement dans sa psychologie ; à ce stade des répétitions, je peux dire que j’ai déjà revêtu ses « robes » et m’en suis enveloppée, ce qui m’aide à me sentir proche de ce personnage, afin d’en proposer l’interprétation la plus juste. J’espère être à la hauteur de ce que je considère comme un défi.
Y a t-il des personnages qui vous ont résisté ?
Je ne pense pas, j’ai toujours essayé de faire le maximum pour en venir à bout. Il y en a certainement que j’ai chanté puis abandonné aussitôt, je n’y avais pas réfléchi en fait, mais c’est bien de me poser la question. Je me souviens avoir chanté I Puritani, il y a quelques années à Avignon, là aussi une prise de rôle, mais je n’ai pas eu beaucoup de répétitions et cela s’en est ressenti. De ce fait je me suis demandée si je devais reprendre le rôle d’Elvira, ou si cela ne valait pas la peine. J’ai finalement estimé qu’il y avait d’autres rôles vers lesquels je devais revenir : cela peut arriver. Mais dans ce cas présent, le temps de préparation m’a manqué et j’étais préoccupée par ma vie privée, ce qui explique pourquoi je n’étais pas là à cent pour cent. Je n’ai voulu ni décevoir le public qui m’attendait, ni la direction de ce théâtre qui m’a si souvent invitée. J’ai respecté mon engagement, sans plus.
Votre relation avec Nicolas Joël est ancienne, sa fidélité envers certains artistes connue et vérifiable sur la production de Mireille où vous retrouvez Charles Castronovo, Frank Ferrari et Sylvie Brunet avec lesquels vous avez chanté Le Roi d’Ys. Travaille-t-on mieux et plus efficacement avec des partenaires que l’on connaît ?
Absolument. Vous savez notre métier est difficile, nous nous remettons sans cesse en question, chaque jour, à chaque répétition, nous devons nous prouver à nous et aux autres, que nous avons l’énergie et le courage de persévérer, coûte que coûte. Je dis souvent que si nous avons la chance de changer de théâtre, de pays, de culture ou de nourriture, nous avons toujours plaisir à retrouver des collègues avec lesquels il suffit parfois d’un clin d’œil, ou d’un signe d’encouragement pour se sentir bien et retrouver la confiance.
Avec le bel canto, Verdi et Puccini, votre répertoire de prédilection est l’opéra français : Faust, Carmen, Thaïs, Manon, Les contes d’Hoffmann, ont précédé et nourri Mireille. Comment s’est faite votre rencontre avec l’opéra français et pour quelles raisons l’avez-vous si vite adopté ?
En fait la première rencontre a eu lieu en Albanie où j’étais en troupe à l’Opéra. J’ai eu l’opportunité de chanter Leila mon premier rôle français qui semblait fait pour moi. A l’époque nous étions très influencés par l’opéra italien et, à l’exception de Carmen, seuls Les pêcheurs de perles étaient représentés, je ne sais pas pourquoi. Ce qui est amusant, c’est que je me suis retrouvée en compétition avec une chanteuse connue qui tenait le rôle en alternance, n’étant qu’en seconde distribution, à 23 ans. Le bruit a couru que j’étais bien dans ce rôle, le théâtre a décidé de faire une audition pour savoir qui devait chanter la première et je l’ai remportée. Une fois en France, je suis arrivée à Paris avec une bourse pour une durée de six mois et me suis jurée d’apprendre la langue et de me consacrer à l’opéra français. Les personnages représentés dans ces oeuvres sont passionnants, leurs psychologies complexes et les portraits féminins savoureux. J’ai par la suite enchaîné Juliette et Manon, puis les rôles que vous avez cités, malheureusement jamais Les pêcheurs et plus tard avec un immense plaisir, Thaïs. J’affectionne tout particulièrement ces oeuvres.
On sent depuis quelques années un regain pour ce répertoire longtemps sous-estimé, programmé et confié à de jeunes artistes, comme à des interprètes de renom. Pensez-vous que la jeune génération soit aujourd’hui mieux préparée à cette école de chant, où qu’il s’agisse d’une mode ?
Le phénomène de mode a toujours existé et continuera. J’en ai parlé avec plusieurs chefs de chant dont Simone Fejard qui, à 97 ans, connaît parfaitement l’histoire liée à ce répertoire, autrefois très joué à Paris et dans toute la France. Je pense sincèrement que les touristes devraient pouvoir visiter Paris et entendre ces œuvres qui appartiennent au patrimoine. Il faut défendre ce répertoire extraordinaire en l’imposant de manière volontariste. Je salue le courage qu’a eu Nicolas Joël en choisissant ce titre, c’est un devoir qu’un théâtre comme celui qu’il dirige se doit de respecter.
Votre collègue Patrizia Ciofi confiait récemment qu’étant une grande timide, la scène lui permettait de se livrer totalement, aux risques de trop donner parfois. Qu’en est-il pour vous, vous sentez-vous happée par la scène et si oui comment luttez-vous ?
Je vais vous répondre en deux temps : j’étais une grande timide et la scène m’a apporté l’assurance qui me faisait défaut. Notre travail nous oblige à nous exposer devant le public et à nous battre chaque soir, ce qui nous permet d’acquérir progressivement du courage et de mûrir. Grâce au chant je suis devenue une autre personne ; ce que j’ai appris en scène m’a permis de vaincre ma réserve, de combattre ma timidité. Nous avons la chance en tant qu’artistes de pouvoir gagner en assurance, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. Chanter évite d’aller chez le psy, c’est extraordinaire. Même ceux qui ne veulent pas être professionnels devraient faire du chant, car cette activité procure un bien-être incomparable. Je suis devenue une femme « forte », posée et sans le chant je suis certaine que j’aurais eu peur de regarder quelqu’un en face, car chaque soir je peux vous assurer que je fixe le public dans les yeux. Comment fait-on pour ne pas trop donner, pour nous économiser, parce que le spectacle impose de savoir gérer sa voix, canaliser sa force physique et mentale pour tenir jusqu’au bout ? Cela vient avec l’expérience. Je me souviens qu’après avoir remporté le Concours Domingo, Placido m’a dit : « C’est très bien, mais il va falloir apprendre à t’économiser ». Je n’ai pas compris ce qu’il voulait dire, car à cette époque j’étais heureuse de me donner à deux cent pour cent, comme si ce devait être la dernière fois. Domingo donne aussi l’impression de chanter comme si c’était la dernière fois, avec une passion débordante. Il possède évidemment une force physique exceptionnelle, mais avec le temps j’ai compris qu’il fallait savoir doser. En répétant Mireille, je mesure combien la partition est lourde et je redoute la dernière semaine qui va être très fatigante. Je dois pour cela gérer ma dépense, me freiner, sans restreindre mon enthousiasme et sans le montrer. Ne pas faire semblant, être là, tout en gardant des réserves : voilà le secret. Combien de fois suis-je arrivée fatiguée à la première ; cela est mauvais signe. Je dois souffrir raisonnablement avec Mireille.
Qu’est-ce qui vous est indispensable entre deux productions pour vous sentir bien ?
Cet été j’ai pu me reposer deux semaines avant et après Orange, ce qui est rare ; j’ai consacré cette période à ma famille et goûté pleinement aux plaisirs de la mer. Etre sur un bateau, respirer profondément en regardant le ciel me suffit pour me remettre d’aplomb.
On dit souvent qu’il n’est pas nécessaire de posséder une voix imposante pour se faire entendre. Vous qui êtes une habituée des grands espaces en plein air tels que Vérone ou Orange et qui connaissez la Bastille depuis votre première Micaela en 1994, qu’en pensez-vous ?
C’est une question de technique vocale. Lorsque des collègues me demandent comment il faut faire pour chanter à Orange, je réponds toujours que c’est la qualité et non la quantité qui doit prédominer dans ces lieux. Même si nous forçons automatiquement plus qu’ailleurs, ne serait-ce qu’en raison des conditions atmosphériques, il faut avoir en tête qu’une voix juste, bien projetée en avant et pas en arrière, passera toujours mieux qu’une voix criée. Je n’ai jamais possédé une voix énorme, mais ma manière de chanter, de nuancer m’a toujours permis de me faire entendre. De plus, le public s’adapte et écoute toujours mieux si on lui sert quelque chose de juste.
Autre coup de projecteur sur vous Inva Mula, la parution de votre premier récital chez Virgin, dirigé par Ivo Lipanovic, intitulé “Il bel sogno”. Comment s’est élaboré son programme et vous ressemble-t-il ?
Oui je pense, car j’ai souhaité réaliser un programme qui corresponde à mon répertoire actuel : il n’y a pas de surprise et ce n’était pas le but, car je voulais montrer ce que je chante aujourd’hui sur scène, à l’exception de Mireille que je n’avais pas encore abordée au moment de l’enregistrement et dont je voulais apprendre les deux airs pour avoir un peu plus d’assurance. Je n’avais chanté que « Trahir Vincent » l’année d’avant en concert à Madrid. Ce disque m’a permis de graver Violetta, Thaïs, Manon, des rôles déjà inscrits à mon répertoire et que j’espère chanter à nouveau et d’approcher les prochains.
Cecilia Bartoli avouait il y a peu dans une interview combien le temps passait vite. Est-ce pour vous un élément qui vous inquiète ou que vous avez appris à dominer ?
Bien sur que cela m’inquiète. Je suis persuadée que tout le monde s’interroge chaque matin sur ce phénomène. Comment est-ce possible? C’est absolument injuste, mais chacun d’entre nous est soumis au même régime, d’ou la grande justice. Le temps passe mais pas uniquement pour soi. Pour se rassurer on peut dire que c’est injuste pour tout le monde.
On vous devine prudente et réfléchie dans vos choix ; vous aborderez prochainement Maria/Amelia de Simon Boccanegra à Madrid. Quelles sont les partitions nouvelles que vous souhaitez aborder dans les cinq années qui viennent ?
Je choisis peu les rôles que je veux aborder, mais certains directeurs me demandent ce que j’aimerai chanter : je suis ravie de faire ce Simon avec Domingo et je vais voir si je peux aller plus avant dans ce répertoire où l’on est bien entourée et où l’on ne risque pas de se casser la voix. Je continuerai Traviata, mais je vais laisser Rigoletto que j’ai chanté partout, au profit d’Il Corsaro ou de Luisa Miller. Je compte poursuivre le répertoire français et peut être m’attaquer à Tatiana d’Eugène Onéguine dont je rêve depuis longtemps.
Imaginiez-vous en débutant le chant parvenir là où vous êtes aujourd’hui ?
Vous savez, j’ai commencé ce métier très jeune. Me retrouvant sur scène petite, j’avais l’impression que tout cela était naturel et que j’avais été programmée pour suivre cette voie. Aujourd’hui ma carrière et ma vie privée sont intimement liées. Je n’ai jamais voulu sacrifier l’une au dépend de l’autre, c’est pourquoi il m’est très facile de retrouver mon statut de mère pour m’occuper de mon fils de 14 ans, d’enfiler des baskets pour aller faire des courses, d’alterner le rôle de la femme au foyer et celui de la cantatrice. Mais je ne m’imagine pas loin des planches, là où je m’épanouis également, face au public. Je ne me pose pas la question de savoir si mes rêves sont ou non réalisés, tout s’est fait simplement et pour tout vous dire, je n’ai pas l’impression d’avoir fait grand chose. Je suis rarement satisfaite à 100% de moi à la fin d’un spectacle. Je ne pense qu’à m’améliorer.
Propos recueillis par François Lesueur le 31 août 2009