Iolanta est un casse-tête de programmation : indubitablement tchaïkovskien mais trop court pour tenir une soirée entière, l’opéra ne se laisse pas combiner avec n’importe quelle idylle amoureuse du répertoire. Pour cette production, Dmitri Tcherniakov avait fait le choix qui avait été celui du compositeur pour la première. La combinaison avec Casse-Noisette, et plus encore le découpage inédit des actes, sont les beaux prétextes d’un spectacle dont la reprise se justifie pleinement.
Comme le soulignait notre confrère Laurent Bury lors de la première du spectacle, Iolanta et Casse -Noisette partagent cette réflexion sur l’apprentissage de la vie et sur le passage à l’âge adulte. Tcherniakov fait bien de dépouiller le livret de l’opéra de son parfum naïf et sucré, façon Sniegourotchka : la forêt enchantée s’est transformée en sanatorium tout droit sorti de chez Tchékhov… qui se transforme lui-même en pièce de théâtre montée pour l’anniversaire de l’héroïne du ballet. Dans un mouvement de théâtre magistral, le metteur en scène nous fait comprendre l’admirable jeu de poupée-gigogne auquel il va se livrer toute la soirée.
Son Casse-Noisette lorgne plutôt vers le rite initiatique qui rappellerait un Enfant et les Sortilèges : toute la fête d’anniversaire brille dans un décor aussi éblouissant qu’artificiel, où la chorégraphie aimable et conversationnelle d’Arthur Pita se justifie pleinement. S’en suit une plongée dans l’inconscient de Marie qui fait côtoyer l’effrayant et le merveilleux, sans jamais démêler réalité et imaginaire. L’étrange y est personnifié par le travail d’Edouard Lock, qui use des gestes spasmodiques et nerveux pour figurer l’intrusion de l’irrationnel. Plus qu’une série de danses, chaque scène nous montre Marie tentant de renouer en vain avec son passé. On se souviendra longtemps des magnifiques propositions de Sidi Larbi Cherkaoui, avec un bouleversant « Pas de deux » avec Vaudémont dans un champ de ruines, ou d’une « Valse des fleurs » en poignante allégorie du temps qui passe.
E. Pascu, A. Gonzalez, E. Zaremba, G. Bezzubenkov, V. Efimov, V. Naforniţa, J.M. Kränzle, D. Popov © Julien Benhamou
Après un début de Iolanta où l’on sent l’orchestre encore prendre ses marques, Tomáš Hanus emballe la fosse dans un joli paquet cadeau, élégant et bien lissé. Tout cela n’est certainement pas d’une originalité folle, et on ne dépasse jamais vraiment une zone de confort routinière, mais l’affaire est menée avec homogénéité.
Valentina Naforniţa n’échappe pas à l’inévitable volonté de comparaison avec Sonya Yoncheva, qui assurait le rôle principal en 2016. Certes, son timbre n’est pas aussi capiteux que celui de son homologue bulgare, et la tessiture aiguë gagnerait à se détendre un peu. Cependant, le reste du registre baigne dans un placement confortable et dégagé, et la diction russe de la chanteuse roumaine n’a rien à envier à celle de ses collègues slavophiles. Dmytro Popov (Vaudémont) avale sans broncher monstruosités vocales de son rôle. Si le chanteur peut se targuer d’un aigu jamais forcé, toujours à l’aise, on regrette un petit manque d’éclat dans le timbre de sa voix, qui rend la comparaison avec son acolyte Artur Ruciński d’autant plus cruelle. Malgré le rôle assez discret de Robert, ce dernier crâne d’un timbre métallique et lumineux sur toute la tessiture. Il en va de même pour Johannes Martin Kränzle (on se souvient encore de son immense Wozzeck il y a deux ans à Bastille). Dommage qu’on le sente un peu sur la réserve, dans un rôle (Ibn-Hakia) qui ne présente pas de difficultés majeures. Dommage aussi pour Krysztof Bączyk, qui a toutes les qualités pour camper un Roi René de haute voltige (timbre profond et noir, noble stature), mais dont la tessiture aiguë s’amenuise au point d’être souvent couvert par l’orchestre. Elena Zaremba et Gennady Bezzubenkov sont un duo Martha et Bertrand touchant, tandis que la Brigitta d’Adriana Gonzalez et la Laura d’Emanuela Pascu complètent admirablement la distribution.
Notre ignorance en la matière devrait nous interdire de juger de la prestation des deux danseurs principaux de la soirée. Il serait cependant injuste de ne pas saluer la performance d’Arthus Raveau en amoureux timide, et l’investissement de Marion Barbeau dans un rôle qui ne connaît pas de repos. Tous deux sont peut-être la contribution la plus poignante à un spectacle dont l’intelligence de construction n’a pas fini de nous éblouir.