Il faut saluer la programmation artistique initiée à Lyon (et aussi à Strasbourg) qui prend le temps d’explorer le répertoire germanique de l’Entre-deux-guerres et du XXe siècle naissant. Au-delà des Strauss rebattus, les Zemlinsky, Braunfels et donc Schreker dormaient dans ces cartons d’où l’on ressort parfois des œuvres pour le moins mineures, à défaut de ces petites pépites, certes disparates mais ô combien excitantes. Schreker donc, retrouve les planches lyonnaises avec une deuxième œuvre plus tardive en création française, Irrelohe, où l’on reconnait sa patte tonale, son romantisme torride et quelques audaces stylistiques. Tous les ingrédients sont réunis pour le défendre : une distribution globalement idoine, un metteur en scène déjà rompu à ce langage musical et un chef lui aussi expert de cette période.
La baguette de Bernhard Kontarsky donne le « la » dès les premières mesures d’un œuvre qui juxtapose les audaces tonales et instrumentales du compositeur avec ses pages les plus enfiévrées. L’orchestre jouit d’une préparation irréprochable où l’on sent un travail méticuleux sur les couleurs dans chaque pupitre. La narration va bon train, soutient le plateau rarement noyé sous les décibels.
© Stofleth
La distribution suit le mouvement. Tous les rôles secondaires trouvent leur juste interprète. Les trois musiciens pyromanes Peter Kirk (Funkchen), Romanas Kudriasovas (Strahlbusch), Barnaby Rea (Ratzekahl) ne disposent que d’une courte scène, à la Ariadne auf Naxos, pour mettre le feu. Ils y parviennent sans mal, joignant la manière scénique à un chant coloré et loufoque. Les quatre solistes empruntés aux chœurs de l’Opéra de Lyon s’acquittent de leur charge avec brio, notamment le Prêtre badin de Kwang Soun Kim et l’Anselme sirupeux d’Antoine Saint-Espes. Piotr Micinski croque le Forestier en quelques phrases grâce à un timbre sombre. De même pour Michael Gniffke qui souligne toute la parenté entre Christobald et Loge. Deux êtres de feu, deux esprits malins et une même vocalité qui requiert un timbre de caractère où l’enjôleur le dispute au grinçant. Passées les premières phrases qui la cueillent à froid, Lioba Braun retrouve un abattage certain et dessine un portrait subtile de Lola, une mère entre angoisse et névrose. Julian Orlishaussen dispose du volume et de l’ambitus pour incarner les excès de Peter. Le rôle va crescendo, de l’adolescent qui sort de ses langes à l’adulte fou et meurtrier. Il suit cette trajectoire avec soin, malgré un timbre un rien gris.
Le couple principal, ténor et soprano, rejoint la longue liste des rôles tendus que ce répertoire mobilise systématiquement : le Nain, Die Vögel ou encore Die Gezeichneten. La parenté entre Heinrich et Eva d’une part, et d’autre part Alvaro et Carlotta est manifeste, même si Shreker n’atteint pas ici les sommets de passions torrides des deux derniers. D’Heinrich, Tobias Hächler possède ce timbre un rien nasal et cette présence reptilienne qui font de son héros un personnage inquiétant. Mais il lui manque le volume et deux tons à l’aigu pour remplir tout à fait le costume. A l’inverse, Ambur Braid déborde de puissance vocale et d’endurance. Las, son timbre est particulièrement acide et la voix parasitée par un vibrato très large dès le mezzo forte.
David Bösch construit un spectacle aussi noir qu’élégant. Enfin un décor sombre parfaitement éclairé ! La présence ominieuse de la bâtisse du Comte qui surplombe depuis le fond de scène rappelle sans cesse la malédiction de cette famille et ses conséquences pour les villageois en contrebas, en même temps qu’elle se dresse comme une manière de château des Carpates. L’histoire se joue autant dans le passé que dans le présent. Le château est maudit depuis sa construction ; le Comte, père d’Heinrich a violé Lola d’où naquit Peter. Eva s’aimante aux deux demi-frères, sortes de Janus où la pulsion violente se fait jour de manière différente. Peter s’y abandonne, Heinrich s’y refuse et la combat. Eva choisit ce dernier. Peter, rendu fou de jalousie veut se venger et trouve la mort de la main même de son frère. En arrière-plan, Christobald, corbeau de malheur, venge le viol de celle qu’il aimait en réduisant en cendre le château. Le parallèle choisi par David Bösch avec les contes de vampires se poursuit dans le choix d’une mise en abyme cinématographique. L’ouverture, traitée comme un générique, les interludes, où des panneaux de dialogues (insipides) de cinéma muet viennent s’intercaler, le « fin » projeté tautologiquement sur le dernier accord encadrent le spectacle dans une gangue froide. Tout cela respire le professionnalisme mais l’on ne peut s’empêcher d’y voir aussi certaines facilités. Déjà, Die Gezeichneten nous proposait peu ou prou la même narration, avec ces coupures de presse qui virevoltent comme dans Citizen Kane, ces inserts de cinémascope muet, cette distanciation de bon ton. Après Korngold, dont on ressasse à longueur de pages le caractère cinématographique de la musique, est-il besoin de retomber dans un poncif stérile qui a valu à ces musiques un siècle de dédain ? Ces redites ne trouvent leur renouveau que dans une ultime pirouette. Point de salut dans les flammes d’un bûcher wagnérien (comme le veut le livret) : le couple se suicide cependant que les musiciens reviennent mettre le feu symboliquement à une projection du bâtiment Jean Nouvel de l’Opéra de Lyon. Manière de dire que l’opéra est cathartique ? Cela nous avait semblé tout sauf évident dans un spectacle prisonnier de son quatrième mur d’images.