Chère aux cruciverbistes, Io, fille d’Inachos, est restée célèbre pour sa transformation bovine, ce qui n’avait peut-être rien de déplaisant pour les Grecs, à une époque où l’épouse de Zeus avait pour principal attrait ses « yeux de vache » et où Pasiphaë succombait aux charmes d’un taureau. Evidemment, quelques siècles plus tard, Quinault n’aurait pu se permettre de montrer semblable métamorphose à la cour de Louis XIV, et il suffira de songer, en guise de discret rappel, qu’Isis chez les Egyptiens porte souvent une coiffe ornée de cornes. Isis, donc, nous conte l’histoire d’Io, et l’histoire n’a voulu se souvenir que du « chœur des Trembleurs » imité par Purcell. Injustice de la postérité – une de plus – car Lully y livre, un an après Atys, une fort belle partition sur un fort bon livret.
Si le prologue obligé paraît un peu longuet, malgré quelques jolis passages, tout change dès que commence la pièce proprement dite. On ne trouve point ici de ces intrigues secondaires qui meublent parfois inutilement l’action, mais au contraire une trame où à peu près rien n’est superflu. Inversant la chronologie pour tenir compte de ce qui nous est devenu familier, Isis, c’est Platée en version sérieuse, ou presque : comme chez Rameau, Jupiter descend sur terre pour séduire une nymphe, prévenue de sa chance par Mercure, et bien qu’il s’enveloppe de nuées, Junon a tout subodoré. Comme dans Semele de Haendel, l’épouse du dieu des dieux est escortée par Iris et en fait voir de toutes les couleurs à la dernière toquade de Jupiter. Pas de véritable héros ou héroïne : Isis est une coquette fascinée par les grandeurs qui s’empresse d’oublier le mortel auquel elle est promise, et Jupiter un pleutre qui ne peut rien pour sa belle dès lors que Junon met son veto. Quinault en profite pour glisser quelques polissonneries (« Un époux doit être encore / Plus à craindre qu’un amant ») et éloges de l’inconstance, comme dans l’extraordinaire dialogue de dupes entre Mercure et Iris (« Ne me reprochez pas que je suis peu sincère, / Vous ne l’êtes pas plus que moi »). La réconciliation finale du couple divin sonne délicieusement faux, et l’élévation d’Io-Isis au rang des immortels paraît malgré tout un peu creuse.
En attendant qu’un metteur en scène nous donne à voir tout ce carnaval hypocrite, on remerciera Christophe Rousset de braquer les projecteurs sur une partition dont Hugo Reyne avait donné en 2005 un premier enregistrement intégral. Une nouvelle version discographique est prévue chez Aparté, et l’on compte sur les micros placés salle Gaveau au lendemain du concert pour nous livrer un joyau de plus dans la série entamée en 2010 avec Bellérophon.
Menace d’orage oblige, ce n’est pas dans la cour des hospices mais dans la basilique Notre-Dame de Beaune qu’avait lieu le concert. C’est surtout dommage pour le Chœur de chambre de Namur, qui réussit la prouesse de rester intelligible malgré une acoustique qui estompe tous les contours de ses phrases. Saluons au passage les deux chanteuses qui s’en détachent un instant pour interpréter un duo de nymphes, avec une sensualité troublante qui ne doit pas qu’à l’entrelacement des lignes vocales prévu par la partition. Les Talens Lyriques, eux, se font fort bien entendre dans ce lieu, et l’on savoure notamment les interventions de François Lazarevitch à la flûte ou à la musette, ou de l’inoxydable Marie-Ange Petit aux percussions. Aussi convaincant dans sa direction qu’il se déclare convaincu de la qualité de l’œuvre, Christophe Rousset conduit d’un main souveraine cette tragédie – qui n’en est pas du tout une – lyrique, ô combien lyrique, puisque Lully y renouvelle admirablement son inspiration, entre le chant onomatopéique des forges de Vulcain (« Tôt, tôt, tôt, tôt, tôt… »), le martellement syllabique des fameux Trembleurs, l’impressionnant trio des Parques et l’ample théâtre dans le théâtre que constitue l’histoire de Pan et de Syrinx jouée au troisième acte pour endormir Argus (« Quelles danses ! Quels chants ! et quelle nouveauté ! » s’exclament d’ailleurs les « spectateurs »).
On ne s’est pas encore habitué à voir Eve-Maud Hubeaux dans ce répertoire, mais Io appelle une voix plus corsée que les innocentes princesses, et la mezzo-soprano y est tout à fait à sa place, surtout quand commence son calvaire, car elle semble d’abord surjouer la frivolité du personnage, avec des mimiques qui convenaient mieux à la dame Ragonde du Comte Ory à l’Opéra-Comique. Dans le rôle de son malheureux amant éconduit, Aimery Lefèvre se révèle plus engagé que cela n’a parfois été le cas, et l’on regrette seulement que, malgré la richesse du timbre, sa diction se perde à peu près entièrement dans l’extrême grave de la tessiture. Par l’autorité de son chant, Edwin Crossley-Mercer est en revanche royal en Jupiter (et coquin en Pan). Autre clef de fa, Philippe Estèphe a peut-être moins de volume, mais s’impose par le mordant de sa voix. Deux ténors admirablement assortis, en la personne de Cyril Auvity qui, après avoir été pour Christophe Rousset le protagoniste de plusieurs intégrales lullystes, joue – mais de manière ô combien poétique – les utilités en combinant pas moins de huit petits rôles, et de Fabien Hyon, nouvelle et fort appréciable recrue, exquis Mercure aux couleurs un rien plus sombres (et assez impayable dans les rôle des « Maladies languissantes »). Si Bénédicte Tauran est une Junon impérieuse, dont on redoute la vindicte, Ambroisine Bré fait valoir une belle gourmandise vocale en Iris ou en Syrinx.
Bref : vivement le disque !