Applaudissez Issé…non seulement l’ouvrage, mais aussi ses interprètes ! On en connaissait quelques rares extraits, exhumés par Raymond Leppard, Laurence Boulay, Louis Martini (le « découvreur » du Te Deum de Charpentier)… c’est tout. Comme pour les autres ouvrages lyriques de Destouches, on ne disposait au mieux que de suites d’orchestre, donc fort peu représentatives de son art vocal. Après plus de trois siècles d’oubli, sortirait-il vraiment de l’ombre ? En 2006, Hervé Niquet et son Concert spirituel nous révélaient Callirhoé, Le 5 octobre, les Ombres recréent à Ambronay la Sémiramis (sa dernière tragédie lyrique), ce soir, c’est le tour d’Issé – son ouvrage le plus célèbre – que dirige Louis-Noël Bestion de Camboulas, avec ses complices des Surpises. [erratum : Vincent Tricarri nous informe qu’en juin 2017, Issé a été redonné sous sa direction, dans son intégralité, en version scénique, au Château de Lunéville, où Emilie du Châtelet le joua dans son rôle titre. Nous le prions d’accepter nos excuses pour cette omission].
Destouches demeure célèbre comme survivancier de Delalande, dont il acheva le ballet Les Eléments (1721). A l’âge de 15 ans, il avait accompagné au Siam le père Tachard – géographe et mathématicien, sorte d’ambassadeur, mais dix-huit mois après son retour (en juillet 1688), il renonce à l’Eglise pour l’armée, chez les Mousquetaires noirs. Il participe ainsi au siège de Namur en 1692. En 1696, il se consacre exclusivement à la musique et prend des leçons auprès de Campra. Issé est chantée à Fontainebleau devant le roi en 1697, pour le mariage du dauphin, en version de concert, comme ce soir. C’est le début d’une riche carrière lyrique. Entre 1703 et 1711, il reprend sa « pastorale héroïque » qu’il fait passer de 3 à 5 actes, enrichissant son écriture.
Le berger Philémon (Apollon) et Issé s’aiment, au grand dam de Hylas, l’amoureux toujours éconduit. Issé s’inquiète lorsqu’un oracle lui révèle que le dieu des arts l’adore. A la fin, Apollon-Philémon décline sa véritable identité avant qu’un divertissement final célèbre l’amour des amants. Se combine à cette intrigue une action secondaire sur le ton léger : Doris (sœur d’Issé) et Pan (compagnon d’Apollon), après s’être aimés, reprennent joyeusement leur liberté. Les badinages légers et coquins, savoureux, de Pan et Doris (« il faut traiter l’amour de jeu », « cèdons à nos tendres désirs »), en contrepoint des amours faussement contrariées d’Issé et de son berger d’emprunt, loin d’alourdir le propos, permettent à l’ouvrage de jouer sur les deux tableaux, entre sourire et tendresse.
A l’écoute de ce bijou, on est stupéfait par la prouesse que réalise un jeune compositeur pour son premier ouvrage lyrique. A la différence de nombre d’œuvres dramatiques contemporaines ou postérieures, malgré sa durée, pas un instant l’attention n’est distraite tant le propos se renouvelle, avec une qualité d’écriture peu commune. Les nombreux récitatifs, jamais bavards, d’une prosodie soignée, s’enchaînent naturellement aux airs ou duos. Les divertissements sont intégrés à l’action, comme les jeux instrumentaux, délicieux. Si la forme (prologue et cinq actes) et l’écriture (à cinq parties) empruntent à la tradition lullyste, un vent de fraîcheur a soufflé sur l’art lyrique. La pastorale héroïque se distingue par son audace, par l’usage des instruments comme par sa souplesse expressive. La version définitive s’est enrichie de divertissements. Les chœurs sont réécrits, l’orchestre s’enrichit. Le langage aussi : l’écriture homophone disparaît au bénéfice d’élégants contrepoints.
Chantal Santon (Doris) et Eugénie Lefèbvre (Issé) © Luc Jennepin
Deux femmes, trois hommes – puisque le malheureux Hylas restera seul – se partagent les principaux airs et duos. Eugénie Lefèbvre chante Issé. La voix, comme le jeu, sont en parfait accord avec le personnage : la jeunesse et la fraîcheur se conjuguent à l’expression d’une passion sincère. Airs, récitatifs et duos sont remarquablement conduits. L’acte IV (avec un extraordinaire et long sommeil) est le sommet. L’air « funeste amour », où deux flûtes se joignent aux cordes et au continuo est splendide. La maturité de la Doris de Chantal Santon est indéniable. Auparavant, sa première intervention, comme première Hespéride « Nous jouissons ici – De ce séjour » n’aura pas tout à fait convaincu, avec un medium et des graves manquant de corps. Mais au fil des interventions, la maîtrise s’accroît pour culminer à l’air qui ouvre le cinquième acte « Chantez oiseaux », où la flûte sopranino et le piccolo gazouillent avec grâce. « Quand on a souffert une fois l’amoureux esclavage» que chante celui qui se fait passer pour un berger, donne le ton. Martial Pauliat, Apollon, est un remarquable ténor à la française, dont on imagine que Jélyotte avait la voix : claire, haut placée, franche et sonore. Jupiter, puis Pan sont chantés par Matthieu Lécroart. L’émission est sonore, bien timbrée, avec toute l’autorité du premier et la truculence du second. Modèle de diction, c’est un plaisir que chacune de ses interventions. Le malheureux Hylas, est mieux servi par Etienne Bazola que son Hercule, peu convaincant au prologue. Les accents de sa passion sont justes, touchants, confiés à une voix dont les graves sont – heureusement – fort peu sollicités. Son air « sombres déserts », qui ouvre l’acte III est chargé d’émotion. Aucun des seconds rôles ne démérite. Tous appartiennent au chœur de solistes. Malgré son effectif réduit, ce dernier est sonore, flexible, réactif dans ses nombreuses interventions, de l’ « Accourons, accourons » du prologue à la scène de l’oracle.
L’orchestre nous réjouit, de l’ouverture du Prélude à l’apothéose et aux danses finales. Le jeu des cinq (poly)instrumentistes à vent est admirable, particulièrement celui de Xavier Miquel au hautbois. Les cordes sont réactives, avec de jolies couleurs. Le continuo, appliqué, manque encore un peu de cette souplesse qu’il acquerra certainement au fil des productions. Pour un jeune ensemble dont c’est encore l’enfance (8 ans), le résultat est pleinement convaincant.
Après cette première, l’ouvrage sera redonné quatre fois, pour aboutir à Versailles, avant d’être enregistré (sous le label Ambronay). Applaudissez Issé ! Elle le mérite pleinement.