Jean-Paul Scarpitta © Marc Ginot
Jean-Paul Scarpitta : « ma force, c’est la musique »
Le 11 octobre dernier, après analyse des attestations et autres documents à sa disposition, l’Inspection du Travail estimait non recevables les accusations de harcèlement moral et de discrimination portées à l’encontre du directeur général de l’Opéra Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon , Jean-Paul Scarpitta, et décidait de ne pas remettre le dossier au Procureur de la République. Rencontre avec le principal intéressé.
Au commencement, étaient la danse, le théâtre ou la musique ?
La danse sans doute, par instinct, parce que j’ai toujours voulu bouger, être dans le mouvement de la vie, danser dans la rue, partout ! Je n’ai jamais fait de danse mais j’ai toujours improvisé et retranscrit à ma façon, avec ma manière d’être, le ballet. Tout le temps ! Déjà cependant l’opéra m’attirait. Je l’ai découvert grâce à ma mère. Elle avait une très belle voix profonde de mezzo-soprano, très chaude, très développée mais elle a préféré se consacrer avec tant d’amour à ses cinq enfants plutôt que de faire carrière. En réfléchissant, je me dis qu’il y a toujours eu en moi ce mouvement de la vie que l’on trouve dans la musique, dans la voix ! La musique est venue avant les mots. Enfant, je dirigeais des orchestres imaginaires, j’ai toujours rêvé de diriger un orchestre.
Seriez-vous metteur en scène par défaut ?
Peut-être un peu. J’ai d’abord conçu et réalisé la scénographie des expositions de photographies ou de génies consacrés comme Rembrandt et Leonard De Vinci. La musique ne me quittait jamais. J’étais féru d’opéra, de concert, de rencontres. J’ai découvert la mise en scène assez jeune – je n’étais pas majeur – grâce à Giorgio Strehler. Mais avant de devenir metteur en scène moi-même, il m’a fallu du temps, le temps de travailler mon esprit – c’est toujours un pur bonheur de travailler son esprit – , d’être plus en harmonie avec moi-même afin de comprendre qu’il faut être derrière la musique et le chef d’orchestre. Après il y a eu des rencontres immenses : Elisabeth Schwarzkoph, Ghislaine Thesmar, Riccardo Muti et tant d’autres. Ils m’ont donné une richesse infinie. A leur contact, j’ai aiguisé mes émotions . Ils ont été les révélateurs de ce goût qui m’aspirait : le goût de s’évader des conditions apprises et celui de s’inventer, le goût du théâtre…
Qu’apporte le théâtre à la musique ?
Encore une fois la musique est plus forte que les mots. Je ne suis pas musicien mais ma conviction profonde, c’est la musique. C’est le premier langage, je pense que le théâtre s’inspire beaucoup de la musique. Il suffit d’écouter, par exemple, des poèmes dits par Gérard Depardieu. En ce moment, je prépare La Bohème. Cette manière de passer du quotidien à la poésie éternelle, c’est l’extraordinaire pouvoir de la musique. Je suis impressionné à chaque fois. Prenez Lakmé que nous présentons prochainement : je suis étonné de la manière dont cette partition m’a emporté. Bien sûr, il y a Sabine Devieilhe, une jeune soprano que j’ai entendue à la sortie du conservatoire il y a un an et demi et qui m’a alors absolument stupéfait. Elle a 25 ans et déjà une force intérieure, un sens de la musique inouï. Il y a longtemps que je n’ai pas rencontré un tel talent. C’est une voix qui a une énergie créatrice, elle ne fait pas que chanter, elle crée. C’est un phénomène, une grande révélation. Je suis très content qu’elle vienne naître dans Lakmé à Montpellier aux côtés de Frédéric Antoun. Et tout aussi heureux et fier qu’au moment des Noces nous ayons accueilli pour la première fois à Montpellier dans les rôles de la Comtesse et du Comte, Erika Grimaldi et Adam Plachetka… deux chanteurs si prometteurs.
Vous sentez-vous classique ou moderne ?
Je me sens ni classique, ni moderne ; je me sens dans la musique. J’admire bien d’autres metteurs en scène comme Krzysztof Warlikowski et l’incomparable Robert Wilson. Ils ont ouvert une grande porte dans ma tête. Quelle sensibilité, quel apport au théâtre d’aujourd’hui ! Je les ai invités, leur passage à l’Opéra de Montpellier est plus que nécessaire. Leur exigence, leur vision respective, tout me plait chez eux. Pour ma part, je suis d’abord guidé par la musique, j’ai besoin de mettre la musique en avant. J’essaie de respecter chaque mo ment musical important et de le faire rejaillir sur la scène. Ne pas faire de la démonstration ou de l’illustration mais être inspiré par cela.
Comment procédez-vous pour aborder une œuvre ?
J’écoute la musique. Au fur et à mesure, spontanément, viennent les images. Ensuite je travaille sur le livret, sur les textes qui l’ont inspiré, sur l’œuvre et son époque. Il est très important de connaître le texte, d’en saisir tout le sens et les subtilités… L’invisible devient alors réel. J’explore l’invisible. Si je n’avais pas été guidé par des personnalités comme Muti , je n’y parviendrai s peut être pas. Il faut des déclencheurs. Au contact de génies pareils, la musique s’éveille en vous d’une autre manière. Oui, vous explorez l’invisible , vous le rendez réel et tout à coup, ce sont des images , que vous essayez de mettre en forme, en scène … Je suis obsédé par la lumière, c’est la lumière qui découpe et sculpte les personnages. Après seulement commence le casting. J’y suis aussi extrêmement attentif.
Casting vocal ou physique ?
Vocal. La voix fait tout ; je viens de monter Les Noces de Figaro avec un jeune chanteur de 22 ans qui s’appelle Ivan Thirion . Il est plutôt corpulent mais qu’importe, il est indiciblement musicien … Ce n’est pas le physique qui me guide, c’est d’abord la voix, la musicalité. Seule la musique me donne l’impression qu’il y a une éternité.
Vous ne voudriez pas mettre en scène une pièce de théâtre ?
Non, pas vraiment… Shakespeare sans doute, Racine aussi, Molière mais il me manquerait la musique . J’en rajouterai !
Quelle mise en scène vous semble la plus emblématique de votre travail ?
Je ne sais pas vraiment mais si vous y tenez je vous dirai Jeanne au bûcher. J’avais l’impression que ça n’allait pas marcher et j’aimais ce spectacle comme un fou. Ça a été un combat permanent. Emmanuel Krivine était magique, il m’a aidé. Cette Jeanne a été pour moi l’ouverture d’un monde nouveau avec la fragilité, la peur de Sylvie Testud… Des jours d’un travail d’une intensité déchirante ! C’est sans doute le personnage de Jeanne qui m’a troublé à ce point-là. On a obtenu la victoire de la musique du DVD, de la mise en scène, on a tout eu !
Que souhaitez-vous communiquer au public ?
Je n’ai pas le souci de plaire, je n’y arrive pas. Je veux amener les gens à la musique. Il s’agit de la seule possibilité de créer un lien social aujourd’hui. On ne va pas rentrer dans les grands clichés mais quand il y a la musique, on ne s’oppose pas socialement. Quand je mets une œuvre en scène, je ne pense pas à moi, je pense à ce que fédère la musique et comment lui redonner sa place primordiale dans notre société.
N’est-ce pas davantage le rôle du directeur de théâtre ?
Le metteur en scène pense aussi à ça. Le directeur doit développer le public, le jeune public, lui apprendre et donner leur chance aux jeunes voix, aux jeunes metteurs en scène, aux jeunes chefs d’orchestre. Il faut arrêter cette espèce de conviction que l’on a développée et qui fait dire que l’opéra est élitiste. Il faut ouvrir les portes en grand… C’est pourquoi j’invite de jeunes musicologues à écrire dans nos programmes et à l’exemple d’autres maisons d’opéra, nous avons prévu de retransmettre nos spectacles au cinéma, sur le Web. Je travaille beaucoup sur ce dossier en ce moment. Nous avons pour mission de diffuser la musique dans toute la Région, c’est une demande explicite du Président sénateur Christian Bourquin, du Président Jean-Pierre Moure et l’un de mes soucis profonds. L’Orchestre de Varsovie tourne beaucoup, pourquoi l’Orchestre de Montpellier ne tournerait-il pas, surtout compte tenu de sa qualité ? Nous allons initier le recrutement de son directeur musical dans les prochaines semaines. Il devrait être connu avant la fin de la saison. Il nous faut mettre l’Orchestre national de Montpellier en condition et en bonne forme pour aborder le monde nouveau qui s’ouvre à nous. Je comprends, c’est humain que les gens aient peur des changements et que cela provoque des souffrances. Mais il n’y a aucun danger, la maison est faite et se fera avec eux. L’avenir est aux musiciens et aux choristes qui ont avant tout une mission ici mais aussi en Europe et en Méditerranée.
Est-ce la raison des tensions qui existent à l’Opéra de Montpellier aujourd’hui ?
Notre label national exige depuis quelques années une Evaluation du Ministère de la Culture. En 2006, les inspecteurs sont venus, leur rapport avait déjà préconisé un contrôle réglementaire de compétences des voix du Chœur. Ils ont fait de même l’année dernière à mon arrivée. J’ai cru devoir suivre leur préconisation et m’en ouvrir au Conseil d’Administration. On s’est persuadé ensuite que je souhaitais licencier les choristes et que j’avais influencé le rapport. On m’a attribué un pouvoir inimaginable. Comme si nous pouvions passer au-dessus des lois sociales. Au contraire, je souhaitais, le dialogue, susciter la remise en question qu’impose notre art et non une guerre violente ! A l’entrée de l’Opéra pour Les Noces de Figaro, on distribuait des tracts. Sur la scène, un délégué syndical prenait à chaque représentation la parole, j’étais hué. Le spectacle était retardé et les chanteurs si fragilisés. Un vote de défiance a été voté à mon encontre à 83%. Trente-huit témoignages ont été consignés dans un dossier qui a été déposé à l’inspection du travail. Ce dossier a été débouté la semaine dernière : ni harcèlement moral, ni discrimination. L’inspecteur a décidé de classer le dossier et de ne pas déposer ces témoignages chez le Procureur de la République. Aujourd’hui, je crois savoir que certaines personnes veulent poursuivre l’action et m’attaquer aux Prud’hommes. Elles refusent tout dialogue.
Quelles solutions proposez-vous pour apaiser la situation ?
Il y a des souffrances, il faut les analyser, en prendre soin, favoriser le dialogue ce que nous ne cessons de faire. Il n’y a que dans l’art du dialogue que l’on peut s’instruire et s’améliorer. J’ai fait nommer un secrétaire général, Patrice Cavelier. Nous avons accentué les modes de gouvernance, mis en place un comité exécutif, un comité de direction et bien d’autres solutions qui entretiennent un dialogue permanent. Par exemple, nous avons invité Roberto Gabbiani, chef de chœur du Maestro Muti en septembre dernier, pour une master classe auprès de nos choristes. Nous essayons d’élabore r et de trouver une solution aux dysfonctionnements de la Maison dans la plus grande transparence. Nous consolidons, nous reconstruisons en prenant en compte les avis des responsables de la Région Languedoc-Roussillon, de Montpellier Agglomération et de la Direction des Affaires Culturelles. Je vous le répète nous tenons absolument à nous tourner vers l’Europe et la Méditerranée. Tout ce qui se passe aujourd’hui dans le monde impose que nous évoluions. On nous demande de nous adapter à une nouvelle société, nous le faisons en notre âme et conscience. Je serais très content si mon passage permet des structures de gouvernance qui créent de la transparence, du mécénat, des coproductions, comme L’Enlèvement au Sérail avec Liège, Poppée et Nerone avec l’Opéra de Madrid cette saison, et la saison prochaine avec le Théâtre de la Monnaie à Bruxelles ou encore avec le Festival d’Aix en Provence….
Quelles sont vos autres motifs de satisfaction ?
La recréation mondiale de Einstein on the Beach de Bob Wilson notre maître à tous ! L’Opéra Orchestre Montpellier a été cité partout dans la presse, de New York à Amsterdam. Le Requiem de Verdi dirigé par Riccardo Muti ; c’est la toute première fois qu’un chef de cette envergure venait diriger dans une région de France un Orchestre national. Le mécénat a en partie financé ces deux événements. On dit que je dilapide l’argent alors que nous avons fait des économies : en 2011, presque 400.000€ ! J’ai voulu aussi que l’acoustique de l’Opéra Comédie et du Corum s’améliore. La conque du Corum a été avancée de 12 mètres. Toyota, l’acousticien qui s’occupe des grandes institutions comme le Chicago Symphony Orchestra, est revenu au moment du Requiem de Verdi pour porter les derniers ajustements. Riccardo Muti a passé une heure avec nous afin de donner son avis. Le résultat semble être à la hauteur de nos espérances. Un metteur en ondes de Radio France l’a jugé magnifique. Auparavant j’avais essuyé l’affront irrévérencieux de certains de notre maison et de journalistes qui pensaient avoir une connaissance plus aiguisée de l’acoustique que celle de professionnels incontestables.
Si c’était à refaire, quelles erreurs éviteriez-vous ?
Ma situation est particulièrement pénible et choquante : je n’ai appris qu’après le vote de défiance, à hauteur de 83%, l’existence de ce qui se préparait. Aussi je préfère accepter mes erreurs que de renier ma nature. Je croyais entrer dans une grande famille. Je me suis confié sans méfiance. Vous savez cette émotion d’aimer, cette dévotion ! J’aime la vérité avec courage et férocité à n’importe quel prix. En d’autres mots, ne pas baisser les bras devant les limites et l’impuissance des forces humaines. Dans la musique, des compositeurs comme Mozart me font aimer l’exagération, l’admiration, l’enthousiasme, la folie. Je cherche mes torts avec une immense attention mais rien ne me fait douter de cette énergie obstinée, nécessaire au dévouement que j’ai pour la Musique ! J’ai conscience de certaines de mes insuffisances certes, mais ce qui est important c’est d’être incorruptible humainement. Comment juger les autres, comment les accuser, comment les condamner sans les prévenir ? L’état de droit est partout chez lui non … où presque ? Un Ministère qui donne son avis par respect du label national a fait que les salariés se sont révoltés sans penser à l’éventualité d’un dialogue. La peur et l’incompréhension se sont installées hélas et je n’ai pas su mieux les prévenir et les protéger de leurs angoisses ! Nous nous devons d’expliquer, de panser les maux, de faire disparaître les craintes en les prenant en considération. Nous sommes dans la musique, pourquoi voulez-vous que ça ne s’arrange pas ? Et même s’il y a sans doute eu, de ma part, des maladresses qui ont créé des incompréhensions, on n’est pas là pour refuser le dialogue. Je répèterai sans cesse combien on s’instruit et on s’améliore à travers un vrai dialogue. Notre devoir moral est de penser à l’avenir des jeunes qui font déjà vivre notre Institution. Il faut absolument empêcher une nouvelle mésinterprétation et tracer clairement le chemin le plus social ! Mon idéal est plus que jamais le mouvement perpétuel, une vibration continuelle qui permet l’intimité dans l’art !
Comment préparer la prochaine saison dans ces conditions ?
Elle est prête et 2014-2015 déjà commencé. Le travail d’abord, non ? Quand j’entends Sabine Devieilhe, quand je vois comment on prépare La Bohème, cela me redonne la foi. Même si je dois aussi veiller sur moi, sur ma santé morale, je pense d’abord à l’Opéra de Montpellier. J’ai la responsabilité d’une institution publique, je ne m’exposerai pas à répondre aux injustices, à la diffamation, aux dénonciations calomnieuses. C’est étranger à mon mécanisme. On m’a accusé de prosélytisme politique, à cause de mon amitié avec Carla Bruni mais pensez-vous que Carla Bruni ait aujourd’hui le pouvoir d’influencer le Ministère du Travail dans le rapport qu’ils viennent de rendre ? Ce ne sont pas des reproches que je formule, ce sont des regrets. Je préfère l’honneur au singulier qu’au pluriel. Je dis souvent que le plus beau personnage du Monde, c’est Le Christ. Ce qu’on entend dans la musique de Mozart, de Bach, c’est le Christ qui souffre. C’est ça la musique, c’est cette souffrance que l’on doit aussi donner à entendre pour pouvoir l’accepter comme Baudelaire l’a acceptée. Quand j’ai lu Baudelaire, j’ai compris qu’il fallait que je l’accepte et que je vive avec la souffrance. Qu’est-ce que ça veut dire le bonheur, qui peut vous promettre le bonheur sur terre. Qui ? La musique. Un moment. Tout cela m’atteint profondément mais je ne suis pas né polémiste, je suis né conciliant et j’ai trop conscience de ma propre faillibilité pour m’en prendre aux autres. Quand je vois passer la haine, je ne réponds pas par la rancune. Que sommes-nous dans le projet de ce monde qui s’éveille, et que sont nos soucis, tant que nous ne savons pas les transformer en leur donnant une forme poétique ? Il n’y a que la difficulté dans l’art qui puisse nous rendre la vie plus facile ! J’ai la chance d’avoir cette force en moi. Je la dois à la musique.
C’est ce qui vous a aidé à traverser la crise de ces derniers mois ?
Oui, c’est la Musique avant tout.
Propos recueillis par Christophe Rizoud le 20 octobre 2012