C’est le cri de Jenůfa lorsque la foule haineuse veut lapider sa belle-mère. Fascinante figure que celle-ci, qui, par amour, commet l’abominable crime, puis en assume la responsabilité. Non moins attachante, celle de Jenůfa, séduite et trahie, blessée, puis privée à jamais de son enfant, sacrifié par la première. La Grand-mère Burya, Karolka et sa mère, toutes les femmes semblent condamnées au malheur. La force de cette nouvelle production tient dans l’approche psychologique de chacun des personnages autant que dans sa réalisation parfaitement aboutie.
Yves Lenoir, souvent rencontré au côté des plus novateurs de nos metteurs en scène, vole de ses propres ailes, après un singulier Orfeo, il y a deux ans. Sa lecture de l’ouvrage, transposé dans le courant des années 60, en estompe le caractère anecdotique pour une vision universelle, humaine, où tout fait sens. Il résiste à la tentation vériste, réductrice, pour nous montrer des femmes et des hommes, complexes dans leur enfermement, qui ne sont jamais caricaturaux, malgré leurs outrances. Le drame humain, les drames devrions-nous écrire car nul n’est indemne, nous empoigne et nous assomme.
Daniel Brenna (Laca) et Sarah-Jane Brandon (Jenůfa) © Gilles Abegg – Opéra de Dijon
Deux décors, signés Damien Caille-Perret, pour les trois actes, celui du dernier faisant pendant au premier, à peine modifié, puisque nous sommes au printemps au lieu de l’été. Les deux premiers étant enchaînés, le changement à vue, particulièrement ingénieux, permet l’emboitage des éléments qui constituent la chambre de Jenůfa, dans la maison de Kostelnicka. Pas de moulin : le cadre d’un bâtiment agricole, de tôles ondulées fixées sur l’armature métallique, s’ouvrant largement sur un tertre herbeux, surprend. Les accessoires sont réduits à leur strict minimum. L’hiver est figuré avec poésie dans l’acte central, où Jenůfa, recluse chez sa belle-mère, va se voir dérober son enfant. Toute l’attention va se focaliser sur les personnages. Ni beaux, ni laids, les costumes, comme les décors, ne cherchent pas à séduire, mais à traduire cette humanité quelconque, où nous pouvons nous projeter.
Sarah-Jane Brandon, soprano lyrique, est une Jenůfa empreinte de fraîcheur, tendre, de charme et de naïveté. Pudique, écrasée par son destin, pathétique, sa pureté d’émission, ses moyens techniques sont en parfaite adéquation avec les exigences du rôle. Son chant à la nuit, puis sa prière du deuxième acte, nous touchent par leur simplicité bouleversante. Kostelnička est certainement le rôle le plus lourd, le plus complexe, ambigu. Autoritaire et sensible, rationnelle et aveuglée, toutes les couleurs, toutes les nuances sont sollicitées. Sabine Hogrefe, soprano dramatique, a une large tessiture qui lui permet des graves profonds comme un extrême aigu puissant, avec des sauts vertigineux. Tour à tour dure et austère (I), calculatrice et cauteleuse au II, enfin pathétique au III, elle fascine dans son effrayant récit a cappella « on dirait que la mort… ». Terrifiante dans tout le finale du II, elle est poignante au finale, lorsqu’elle se désigne comme unique coupable. On se souvient de sa Brünnhilde ici même il y a cinq ans. Elle retrouve ce soir son Siegfried : Daniel Brenna sous les traits de Laca, le mal-aimé. Emporté, sanguin, autoritaire, pitoyable dans sa jalousie, il souffre, jaloux de Steva, qui capte l’affection et la considération de tous. Impulsif, tout feu tout flamme, fier, Daniel Brenna , merveilleux chanteur, servi par un jeu juste, vrai, nous émeut dans sa révolte comme dans son amour et sa tendresse. La puissance, la projection, le soutien sont exceptionnels. Après Dijon, rien d’étonnant que ce soit au MET qu’il reprenne prochainement ce rôle. Steva est un bravache, fêtard, l’enfant gâté, riche (héritier du moulin d’un-demi hectare), odieux, suffisant et lâche, tant avec Jenůfa qu’avec autrui. Haut en couleurs, d’une verve brutale, à l’ébriété juste, il fait pitié quand, abandonné, rejeté de tous, prostré, tout s’effondre autour de lui. La voix, claire, bien timbrée, Magnus Vigilus, lui donne une force, une présence singulières. La grand-mère, maîtresse femme, n’exerce plus qu’une autorité morale et secondaire, avec une certaine sagesse résignée. Helena Köhne, alto, compose à merveille cette doyenne : sa corpulence, sa démarche, son propos, son chant sont vrais. Ses trois interventions sont autant de réussites. Katerina Hebelkova nous vaut une Karolka, fraîche et provocante, rebelle aussi, servie par une voix solide, bien timbrée. Bienveillant, lucide, mais cantonné dans un rôle subalterne par sa position de contremaître, le meunier est chanté par Tomas Kral, non sans une certaine noblesse, d’une voix égale, aux aigus clairs. Le maire, vigoureux, rude, mais sans grande consistance, est campé avec autorité par Krzysztof Borysiewicz. Son épouse vindicative, Svetlana Lifar, ne manque ni de présence ni de voix. Aucune faiblesse n’est à signaler dans les rôles secondaires, Barena, Jano tout particulièrement.
Garants du son et du style chers à Janáček, les Czech Virtuosi, basés à Brno, sont dans leur élément. L’orchestre, de toute beauté, respire de tous ses pores, au souffle puissant, ductile, agile, toujours clair, avec ce son rauque, âpre qui est dans les gênes des Moraves. La direction de Stefan Veselka, auquel on devait une Kátia Kabanová mémorable, excelle à en obtenir la puissance, la fièvre comme la douceur caressante (un superbe violon solo), avec un souci constant du détail. Les scènes populaires ne manquent ni d’entrain ni de saveur, servies par un excellent chœur, vigoureux comme léger, précis, incisif. Ses mouvements, rythmés de claquements de mains, les interjections, ses belles chorégraphies, tout concourt à notre bonheur.