Peut-on imaginer plus sombre que Jenůfa ? Plus affreusement désespéré ? Dans Jenůfa, il fait aussi froid que noir : il n’est pas un seul instant de sérénité, pas un moment qui ne soit accablé de toutes les plaies du monde. La moindre fête villageoise est ternie par une beuverie menant à l’anathème ; l’enfant du péché est sacrifié à l’autel de la bienséance ; les mariés se dirigent vers l’autel avec des souliers de plomb ; et comment croire un seul instant en l’ultime revirement qui voit Jenůfa se donner à Laca ? S’agit-il d’y croire d’ailleurs ? L’essentiel est d’évidence ailleurs ; l’essentiel de l’œuvre, il faut le trouver dans la peinture scrupuleuse d’un mécanisme démoniaque et incontrôlable (la roue du moulin, démesurée, tourne sans cesse au premier acte et accompagne le terrible enchaînement des faits, avant de s’immobiliser au II où le temps, de fait, s’est arrêté). Un mécanisme qui tue dans l’œuf toute velléité de bonheur. L’essentiel, il est aussi dans la description d’une société d’un autre temps où nul ne se reconnaît aujourd’hui. C’est cela qu’a voulu dessiner au plus près Janáček. Pourquoi se serait-il emparé d’un livret à la trame si funeste, s’il n’avait d’abord et peut-être seulement voulu s’attacher à la peinture des deux seules âmes, à la fois fascinantes et bouleversantes, qui concentrent en un précipité d’une effroyable densité, tous les malheurs et toutes les impasses du monde ? Ces deux personnages hors du commun qu’il a parés des plus beaux atours psychologiques et musicaux, au point de faire paraître insignifiants ou falots les autres protagonistes. Ces deux-là, Jenůfa et Kostelnička, indissociables dans le malheur de leur destinée et la magnificence, l’exubérance de leurs partitions, sont à situer au panthéon de la musique de Janáček. Et peu importe ce qu’il a vécu pendant la composition de la pièce (la perte d’un enfant) ; il avait trouvé le sujet avant cela et on peut imaginer que c’est la peinture du tourment infini, éternel, de ces deux âmes, qui l’a attiré puis fasciné. Car il a doté ces deux rôles de ce qui sont ses plus belles pages, notamment tout le deuxième acte avec le monologue de la sacristine et la prière de Jenůfa.
© Mirco Magliocca
Pour cette reprise toulousaine de la proposition de Nicolas Joël, Christophe Ghristi, le directeur du théâtre national du Capitole, a lancé Marie-Adeline Henry et Catherine Hunold pour deux prises de rôles à haut risque. Une prise de rôle n’est jamais chose facile, et encore moins quand elle se fait au dernier moment. Catherine Hunold n’a pas refusé l’obstacle et s’est emparé en accéléré de la Sacristine. Quant à Marie-Adeline Henry, elle tournait depuis quelque temps autour de Jenůfa et attendait sa chance. La première toulousaine a, d’emblée et sans aucune réserve, consacré deux nouvelles grandes titulaires des rôles de Kostelnička et Jenůfa. La Jenůfa de Marie-Adeline Henry, dès la première minute, impose et son autorité et sa féminité. Son personnage est entier du début à la fin, y compris dans ses contradictions. A l’appui de cette proposition, le soprano est parfaitement clair, univoque, puissant, sans faille. Pas la moindre fêlure ou fragilité dans la peinture de la désespérance d’une mère privée de son enfant, de son bonheur. Cette voix propose du coup un personnage de Jenůfa à la dimension quasiment héroïque. Jenůfa est une héroïne brisée, mais c’est avant tout une héroïne et on comprend mieux le revirement final ; le consentement qu’elle donne à Laca n’est plus un happy end improbable, mais, dans la droite ligne du personnage, un nouveau départ assumé, une fois digéré le dernier et tragique de ses aléas. Aux saluts, Marie-Adeline Henry a récolté l’immense gratitude du public.
© Mirco Magliocca
La Kostelnička de Catherine Hunold ne mérite pas moins d’éloges ; outre la performance quasi athlétique qui a consisté à apprendre le rôle en quelques semaines, il faut saluer l’intelligence et la parfaite compréhension des attendus du rôle. Et Dieu sait qu’elle est complexe cette Sacristine. Elle semble dans un premier temps une véritable mère fouettarde, matrone redoutée de tous. Et au fil de l’intrigue, la complexité du personnage, à l’image des avatars de sa vie, apparait de plus en plus clairement. Janáček, au final, nous montre même les tréfonds de l’âme d’un personnage qui ne manque pas de noblesse dans la droiture et l’intégrité de sa personne. Et toutes ces nuances, toutes ces facettes de la personnalité du personnage sautent aux yeux de façon éclatante dans l’interprétation de Catherine Hunold. On le sait, celle-ci n’est jamais aussi convaincante que dans ces rôles de femme forte qu’elle recherche, avec les pieds sur terre et du tempérament à revendre. Le rôle, pour nouveau qu’il soit pour elle, semble taillé sur mesure. Tout y est dès le premier soir, la sévérité et le tranchant du forte, la surpuissance du fortissimo, mais aussi la noblesse du chant dans la résignation ultime. Quelle plus belle sensation que d’avoir l’impression de redécouvrir un rôle que l’on pensait familier !
Nous l’avons dit, à côté de ces deux-là les autres rôles font pâle figure et c’est sans aucun doute la faiblesse dans la construction de Jenůfa. Pour autant, il faut retenir le Laca de Marius Brenciu qui dépeint magnifiquement son incapacité à rendre Jenůfa heureuse. Mario Rojas rend fort bien la pâleur du personnage de Števa et montre qu’il n’est pas capable de trouver les mots qui toucheraient Jenůfa. Au premier acte, la Grand-mère de Cécile Galois est la seule trace de chaleur humaine dans un tableau d’une infinie tristesse.
Les décors de Ezio Frigerio, l’un des grands chefs décorateurs du circuit, décédé en février dernier, et les costumes de Franca Squarciapino disent la froideur de l’ensemble. Outre l’immense roue de moulin qui ne reprend vie au II que lorsqu’il s’agit d’aller sacrifier le nourrisson et « le mener à Dieu », la scène est figée dans un vide envahissant. Même la table du repas des noces reste désespérément inoccupée et surdimensionnée. Tout est blanc ou noir ou sombre ou gris. Nulle couleur, ni dans les vêtements, ni dans les décors.
L’orchestre, qui couvre un peu les voix au I, décrit somptueusement, dans la direction habitée de Florian Krumpöck, la mécanique infernale (dont ce cliquetis récurrent et envahissant de la roue à aubes du moulin) qui conduit au malheur.
Cet opéra, Janáček l’a défendu comme aucun autre, sans jamais se décourager de le voir reconnu et représenté à Prague. On ne peut que se réjouir de voir Jenůfa aujourd’hui apparaître dans nombre de programmations : dix-sept productions en Europe cette saison dont une prochaine rouennaise.