L’autre évènement de la saison viennoise aura lui tenu toutes ses promesses. Le cocktail s’annonçait pourtant détonnant : Lotte de Beer dans une œuvre sociétale de Janáček avec pour matériau brut Nina Stemme, en amorce de dernier virage de carrière (elle chantait Jenůfa il y a 17 ans à Barcelone aux côtés d’Eva Marton)…
Le mélange explose mais pour de toutes autres raisons que celles qu’on supputait. Point de marionnettiste, pas de message, ou de panneau surnuméraire pour faire signifier le chef-d’œuvre de Janáček. Lotte de Beer suit le livret scrupuleusement, des costumes aux topos de l’action : il ne manque aucune icone au mur de la chambrette, Jenůfa vient bien arroser le romarin etc. Il n’y a que trois incartades : les pommes terres épluchées au premier acte ont été remplacées par des draps, une procession mi-païenne mi-chrétienne, fanatisée, moque une jeune fille célibataire enceinte et enfin, Kostelnička reste en scène tout du long de la représentation devenant de fait le personnage principal. On comprend qu’elle fantasme ce défilé atroce du « qu’en dira-t-on », de la condamnation, elle qui voit sa belle-fille adorée être entrainée dans la spirale alcoolique des hommes et de leur violence. Elle, enfin, qui à rebours d’elle-même, commet le plus horrible des crimes pour « sauver » la jeune fille innocente. Nina Stemme incarne ce véritable chemin de croix de manière stupéfiante : des premières mains qui tremblent, fatiguées par l’âge, aux traits impassibles de la froide résolution du meurtre, le soulagement de l’aveu et le bonheur radieux du devoir accompli quand retentit l’ultime duo d’amour entre Laca et Jenůfa. La voix est au diapason de ce charisme scénique hypnotisant. Elle déploie un chant immense enrobé dans un timbre somptueux, loin des matrones en fin de carrière que l’on peut entendre dans le rôle. Vindicative ou cajolante, autoritaire et bienveillante, cette Kostelnička occupe tout l’espace grâce à sa projection et son volume hors norme. Chaque accent et couleur suit avec justesse les situations dramatiques. Certes Nina Stemme connait déjà l’œuvre mais voici une des prises de rôle les plus saisissantes qu’elle ait réalisé ces dernières années. Alors que des Brunnhilde et des Elektra occupent encore son agenda, voici un rôle, parmi d’autres possibles, pour ménager sa voix et orienter son immense carrière dans une dernière vallée luxuriante.
© Werner Kmetitsch
Elle se trouve particulièrement bien entourée. De l’Arnold Schoenberg Chor (les sauveurs du Peter Grimes il y a deux semaines) aussi rigoureux rythmiquement qu’irréprochables stylistiquement (mention spéciale aux pupitres féminins qui font des danses du mariage un vrai moment de poésie morave) en passant par chacun des petits solistes qui apparaissent aux premier et dernier actes. Jano joyeux d’Anita Giovanna Rosati, Karolka pimbêche de Valentina Petraeva, Stárek inconséquent de Zoltan Nagy etc. Même Hanna Schwarz, dont la démarche trahit davantage son âge vénérable que l’amertume de son timbre, habite d’humanité le rôle de grand-mère Buryjovska. Pavel Cernoch réitère son excellente performance d’Amsterdam en Laca. La voix s’est encore musclée : le medium est plus large et l’aigu encore plus solide. Le portrait aussi a gagné en finesse… ou en rudesse selon les actes. Pavol Breslik surprend dans un emploi que l’on imaginait un rien trop large pour lui. Certes Steva est un rôle plus court mais chacune de ses interventions sont d’autant plus véhémentes. Le ténor slovaque trouve une belle couleur mordorée et des aigus clairs et tranchants en même temps qu’il incarne une petite frappe tout à fait méprisable. Enfin Svetlana Aksenova s’approprie le rôle de Jenůfa avec justesse et plie son chant aux différents états du personnage : l’impatience et la légèreté, l’élan maternel, la fièvre et la stupéfaction du deuxième acte et le passage de la dépression à la lumière dans le dernier. Elle peut compter sur le lyrisme de sa voix que seules quelques tensions à l’aigu viennent émailler. Alors que six productions de Jenůfa voient défiler les titulaires cette année, les comparaisons s’imposent. Peut-être n’est-elle pas aussi idoine qu’Asmik Grigorian à Londres (et bientôt à Berlin), mais elle s’impose comme une excellente Jenůfa du circuit.
Tous sont surtout excellemment bien dirigées. Marc Albrecht réalise un sans-faute : équilibre général, travail des tons et des couleurs, tension dans l’enchainement des scènes, lyrisme et rubato quand il faut, pupitres chauffés à blanc de son geste et de quelques grommellements. L’ouverture du deuxième vous donne des frissons d’effroi. L’arc narratif poursuit sa course inéluctable tout en prenant le temps de peindre les scènes de genre : le chœur à boire, les danses du mariage. En résumé, cette Jenůfa cumule tous les ingrédients constitutifs d’une soirée mémorable quand ils se mélangent : de grands chanteurs, un chef inspiré en cheville ouvrière et une metteure en scène concentrée sur l’essentiel et dont l’angle d’attaque s’avère d’une pertinence incontestable.