Tous les spectateurs présents ce soir pour cette Jephta se souviennent sans aucun doute de la reprise à Strasbourg en 2004 de la production signée Peter Sellars de Theodora du même Haendel, qui restera, avec le Ring en cours et le cycle Berlioz, l’une des plus grandes réussites du mandat de Nicolas Snowman à la tête de l’Opéra National du Rhin. Comme le soulignait à l’époque notre camarade Sévag Tachdjian, « tenter de réduire un tel spectacle à des mots est un combat perdu d’avance ».
Pari risqué, donc, de se mesurer à ce souvenir qui a marqué à jamais la mémoire du lyricomane. Et ce n’est hélas pas la production de cette Jephta qui pourra l’égaler. La faute principalement à la partition de Haendel qui est loin d’être captivante. Ce n’est certes pas de la « musique au kilomètre », banale ou rebattue, c’est tout simplement une musique peu inspirée, hormis quelques numéros. Les tunnels abondent, et les nombreux chœurs, avec leurs redondantes entrées fuguées, finissent par lasser.
L’ennui qui nous a gagné à de nombreuses reprises ne sera en tout cas pas imputable à l’exécution musicale : chanteurs, chœurs, orchestre et chef se montrent très bons voire excellents. Des chanteurs, c’est le couple de jeunes amoureux qui se détache : Carolyn Sampson est absolument radieuse tandis que Christophe Dumaux sait tirer son épingle du jeu en distillant une émotion palpable jusqu’à ses plus courtes interventions (ses « My love » du quatuor à la fin du deuxième acte… !). En opposition à la grande douceur de ces personnages et de la délicatesse que les chanteurs savent distiller à leur partie, Ann Hallenberg en Storgé et Andrew Foster-Williams en Zebul savent, eux, insuffler avec bonheur force et dramatisme aux leurs. Quant au Jephta de Topi Lehtipuu, on apprécie sa grande finesse (son soin de la demi-teinte est louable) ainsi que sa vaillance, mais il semble parfois en difficulté, comme dans son grand air du troisième acte (A father, offering up his only child). Il n’en reste pas moins un très beau Jephta, du fait aussi d’une grande prestance scénique.
Les chœurs de l’Opéra National du Rhin ont effectué un travail remarquable sur la texture et le son qui n’est jamais épais et n’entrave pas la lisibilité des fugues (quasi systématiques dans chacune de leur intervention).
Enfin, la fosse de l’opéra avait le bonheur d’accueillir le Freiburger Barockorchester, soit une des meilleures formations actuelles sur instruments anciens. La grande qualité de l’ensemble est en effet remarquable : l’homogénéité, la musicalité et l’écoute de ces musiciens entre eux est impressionnante et semble due, en grande partie, au fait qu’ils jouent souvent sans chef d’orchestre. Les « fusées » caractéristiques de l’écriture de l’ouverture à la française sont ainsi parfaitement ensemble. Un chef est cependant indispensable pour un opéra et c’est ce soir Ivor Bolton qui est à leur tête. Le chef, très engagé, insuffle un certain dynamisme à la partition, mais sans l’énergie et le dramatisme d’un Harnoncourt par exemple dans la même œuvre. Il privilégie par ailleurs une sonorité ronde où les vents viennent se fondre dans les cordes : traverso (un peu enrhumé), cors et trompettes ne ressortent ainsi guère de la masse orchestrale, ce qui est un peu dommage car l’œuvre, fort longue, y aurait gagné en contrastes. On a donc là une direction plus fine que poignante. On notera enfin un très bon continuo, où, notamment, alternent avantageusement luth et chitarrone.
L’ennui que nous avons souvent ressenti est-il dû aussi à la mise en scène de Jean-Marie Villégier et Jonathan Duverger ? Il est vrai que le décor unique, sobre et imposant n’est pas forcément avantageux : l’immense tribune en bois sombre (où se trouve le chœur), dominée par une vaste baie vitrée grisâtre apporte un grand sentiment d’austérité et donne l’impression que l’on se trouve dans une église ou un temple. Les ouvertures se situant sous la tribune permettent cependant de varier entrées et déplacements des chanteurs, la direction d’acteurs parachevant ce travail. C’est cependant du côté de l’homogénéité de la vision et du parti pris que, pour notre part, nous coinçons, comme souvent avec Villégier.
Le chœur est ainsi cantonné sur la tribune deux actes sur trois, et reste immobile, renforçant ainsi le statisme et, parfois, la longueur de ses interventions (interminable chœur final du deuxième acte). La variété viendra donc du plateau lui-même, surtout dans le premier acte où figurants et accessoires sont plus nombreux que par la suite. Pour autant, sont-ils toujours bien justifiés ? Ainsi, ce parapluie qui couvre les deux amants Iphis et Hamor, semblant tout droit sorti d’une comédie musicale hollywoodienne, ces figurants qui prennent Iphis dans leurs bras et imitant le mouvement d’une balançoire poussée par Hamor (« Poussez, poussez escarpolette ») sont à notre sens peu opportuns pour une telle œuvre. Ils relèvent en tout cas d’un « mélange des genres » que Villégier apprécie depuis longtemps (on se souvient de sa production, toujours avec Jonathan Duverger, de Béatrice et Bénédicte de Berlioz se déroulant dans un cadre élisabéthain mais avec Cadillac rose en finale).
On retrouve de tels anachronismes pour cette production qui fait le grand écart entre la Hollande du XVIIe siècle et Hollywwod. Si l’ensemble des costumes, voire le décor, fait en effet penser à un tableau de Rembrandt par exemple, celui de Jephta, sorte de pancho coloré et à franges quelque peu incongrues, semble lui sortir d’un western (ce que renforce l’utilisation de fusils de cow-boys). On reste de même surpris par les costumes de l’ange et de ses acolytes, affublés d’ « ailes » de papillons (faisant penser cette fois à un dessin animé) dont la chorégraphie ne sait trop que faire. Par ailleurs, pourquoi diable cet ange, qui vient arracher Iphis de la mort, est-il habillé de rouge et dominé par des fumigènes tout aussi rouges faisant davantage référence aux feux de l’enfer qu’à une vision… angélique ? Curieux, tout comme la réapparition dans la scène finale d’Iphis au milieu des siens, comme si de rien n’était, alors que la jeune fille a été destinée par l’ange au couvent et à la chasteté éternelle… (il ne manque plus que la Cadillac rose pour la voir repartir avec son aimé).
Un tel écart entre les genres et les esthétiques laisse décidément bien sceptique, tout comme l’œuvre…