Quelques temps après la fin des représentations munichoises d’Andrea Chénier, Jonas Kaufmann revient sur ce premier semestre 2017 haut en couleurs après une fin d’année 2016 plus difficile. A quelques heures d’aborder enfin le grand rôle d’Otello à Londres dans la mise en scène de Keith Warner et sous la direction d’Antonio Pappano, aux côtés de Marco Vratogna, retour sur ces quelques mois mouvementés.
Vous avez enchaîné les succès en ce début d’année 2017. Revenir à la scène avec, entre autres, Lohengrin devait être un défi délicat à relever…
D’abord merci pour les succès ! Effectivement aborder un rôle comme Lohengrin juste après une interruption de plusieurs mois est tout sauf anodin. Ce fut une épreuve très stressante pour moi à certains moments. Lorsque vous n’avez pas chanté pendant de longues semaines, vous redoutez chaque soir de ne pas être en mesure d’assurer la représentation ou de la rater. Pendant les répétitions et même lors de la première, j’ai chanté en quelque sorte avec le pied sur la pédale de frein : je faisais plus attention que jamais à ma voix, à mon chant, me montrant de facto moins spontané et moins enclin à « tout donner ». Il me fallait tout contrôler. Heureusement, au fur et à mesure des représentations parisiennes, j’ai retrouvé une confiance totale et tout est allé en s’améliorant Dieu merci. Vous pouvez imaginer mon soulagement et la joie qui m’a submergée devant l’enthousiasme et l’amour que j’ai reçu du public parisien, sans compter les titres dithyrambiques de la presse : « Un retour triomphal » ou « Kaufmann à nouveau à son plus haut niveau ». Et cerise sur le gâteau, j’ai reçu une Victoire d’honneur pour l’ensemble de ma carrière aux Victoires de la Musique Classique, juste après mon retour. J’ai particulièrement savouré ce moment précieux!
Puis vous avez retrouvé Andréa Chénier à Munich. Vous attendiez de reprendre ce rôle avec impatience…
Oui, j’affectionne énormément ce rôle et cette oeuvre. Le contexte historique de l’intrigue, sa dimension dramatique et le personnage même du poète, sa ligne de chant, le tout sublimé par la musique passionnée de Giordano qui déploie une telle force émotionnelle, font d’Andrea un rôle qui me tient vraiment à cœur et qui me donne infiniment de plaisir et de bonheur à interpréter.
Surtout que vous y retrouviez votre partenaire de prédilection, la sublime Anja Harteros…
Absolument ! Anja et moi avons la chance de nous connaître par coeur. Elle est ma complice de scène. Nous avons tant chanté ensemble et partagé des moments d’une rare intensité artistique. Avoir une telle proximité musicale avec une artiste aussi exceptionnelle est une source de bonheur rare. J’ai une chance extraordinaire de l’avoir comme partenaire. Quand vous montez sur scène aux côtés d’une chanteuse telle qu’Anja, vous avez la certitude qu’il n’y a rien techniquement qu’elle ne maîtrise pas à la perfection et qu’elle ne puisse pas atteindre. Et à ce moment-là, vous pouvez vous-même commencer à prendre des risques et aborder les merveilleuses phrases piano de la partition avec toute la douceur et l’intériorité requises. Même si le contrôle est toujours nécessaire. Je crois que c’est Karajan qui avait parlé une fois d’extase contrôlée pour un musicien. Et lorsque votre partenaire sur scène prend autant de plaisir que vous dans ce type de raffinement alors oui le moment devient exceptionnel en soi et je crois que l’on parvient à le partager avec le public. C’est pour ce genre d’instant qu’un artiste embrasse le métier de chanteur.
Ce qui doit aussi permettre d’aborder plus sereinement des mises en scène aussi différentes que celles de Mc Vicar et Stölz. Est-ce que leurs visions de l’œuvre vous ont fait vous-même évoluer dans votre interprétation du personnage ?
En fait il y a une chose essentielle que j’ai apprise auprès de l’immense Giorgio Strehler pendant les répétitions de Così fan tutte à Milan en1997 – malheureusement il est décédé quelques jours avant la première, ce fut un choc immense : ne jamais donner deux fois la même représentation, la même interprétation. Chaque soir où vous montez sur scène, vous devriez créer un nouveau personnage. Ainsi, même au cours d’une même production, vous devez toujours chercher à développer le personnage, lui apporter de nouvelles nuances, de nouvelles couleurs. En d’autres termes, chaque production, chaque rôle est en lui-même un processus de développement, qui est donc nourri aussi par la diversité des mises en scène. Celles de Vicar et Stölz sont effectivement différentes mais la différence doit se créer chaque soir chez l’un comme chez l’autre. Jouer ce n’est pas prétendre être un personnage, c’est rentrer comme un gant dans la peau de ce personnage et lui prêter vie. A l’instar d’un réalisateur qui emploierait un écran partagé, la mise en scène de Stölz montrait au public différentes actions sur différents niveaux. On voyait ainsi la cérémonie des aristocrates dans le Salon et en même temps les servantes peiner dans la cave ce qui explicitait d’emblée le contexte.
Avant Giordano (Chénier) ce fut Wagner, à Paris et à Londres. Et bientôt Verdi. Quel éclectisme en seulement 6 mois !
Aborder des rôles très différents, dans des répertoires aussi divers que Verdi, Wagner, Puccini ou Massenet, mais aussi techniquement aussi bien dans l’Opéra que dans le Lied ou l’Oratorio est pour moi la meilleure manière de demeurer ouvert à tous les styles et genres musicaux, vocaux en termes de langage. Mis à part le fait qu’il serait tout de même ennuyeux au bout d’un certain temps de se cantonner à quatre ou cinq rôles, si sublimes soient-ils, je suis persuadé qu’aborder un répertoire varié et large n’est pas seulement une excellente chose pour la voix mais aussi pour le développement artistique et humain du chanteur. Et donc Otello, en juin, monument de l’art lyrique, dont je suis impatient de commencer les répétitions sous la direction d’Antonio Pappano. J’attendais d’aborder ce rôle depuis très longtemps. Il faut énormément d’expérience, et paradoxalement plus encore que pour le seul aspect technique, pour ne pas se perdre dans la folie du personnage.