Nous sommes le 19 juin 1978. Luisa Miller est à l’affiche de Covent Garden avec une distribution cinq étoiles : Luciano Pavarotti, Katia Ricciarelli, Ingvar Wixell et Lorin Maazel sont à l’affiche. Mais le baryton suédois est souffrant : il faut faire appel à une doublure, un certain Leo Nucci inconnu du public international. C’est un triomphe. Luciano lui lance « Ce que tu as réussi ce soir, il nous faut d’habitude cinq ans pour y arriver ». Une nouvelle étoile accède à la consécration.
Nucci a pourtant déjà 36 ans. Né en 1942 à Castiglione dei Pepoli, une petite commune perdue entre Bologne et Florence, il jouait du cor, enfant, dans la fanfare locale. Un jour, il chante à la maison La Strada nel Bosco, un air extrait du film Fuga a due voci (1943), grand succès du baryton Gino Bechi. Le hasard fait qu’un professeur de chant passe sous les fenêtres accompagné d’un élève. A la voix qui s’élève, il s’arrête et demande à celui-ci : « Qui chante ? Le connaissez-vous ? ». L’élève répond : « C’est la maison de Gigi, mais Gigi est basse et là c’est un baryton. Ce doit être son fils Leo ». Depuis ce jour, Nucci n’a plus arrêté de chanter. Après avoir été apprenti serrurier, il chante dans des chœurs, puis débute en soliste au Festival de Spolète en 1967 avec le Figaro du Barbiere di Siviglia, un de ses futurs rôles fétiches. En avril 1970 à la Scala, il interprète le Dancaïre dans une Carmen réunissant Grace Bumbry et Richard Tucker. Il envisage à l’époque de partir pour Sydney dont le tout nouvel opéra cherche des solistes, mais il ne parle pas anglais (comme aucun des habitants de Castiglione dei Pepoli à l’époque ainsi qu’il le signale lui-même avec humour). Alors qu’il se rend au consulat d’Australie de Florence, il voit une affiche annonçant un Te Deum dirigé par Claudio Abbado et décide de se rendre au concert. Il y rencontre un collègue ténor qui le convainc de postuler pour entrer dans les chœurs de la Scala : des auditions auront lieu en juin. Pourquoi ne pas se donner un an de plus pour apprendre l’anglais ? Nucci passe l’audition devant le Maestro Benaglio et est engagé le 2 septembre 1970. Quelques jours plus tard, il rencontre celle qui deviendra sa femme, le soprano Adriana Anelli, soliste à la Scala.
Le 10 mai 1973, il chante son premier Rigoletto avec elle dans un petit théâtre italien (et ils chanteront une dernière fois ensemble dans cet ouvrage en 1987 à Barcelone). Nucci a également gagné le premier prix du Giovan Battista Viotti International Music Competition en 1973. Le baryton restera membre des chœurs de la Scala jusqu’en 1975. La suite appartient à l’histoire de l’art lyrique. Nucci est invité sur les plus grandes scènes du monde. Il côtoie les plus grands (Pavarotti, Sutherland, Ricciarelli, Caballé, Kraus, Domingo, Verrett, Abbado, Karajan, Chailly…) et devient vite naturellement l’un d’être eux. Il aborde des rôles de plus en plus lourds, notamment les grands Verdi. Un magazine lyrique français, heureusement mauvais prophète, lui prédit une fin de carrière anticipée : le chanteur ne devrait pas s’aventurer au-delà de Figaro. Heureusement, en 2021, notre baryton triomphait encore à Aix dans I Due Foscari…
Très différent de celui de son contemporain Renato Bruson (un peu plus âgé), le chant de Nucci est volontiers exubérant. C’est une voix naturelle (en apparence seulement car la technique est impeccable) au service d’un artiste foncièrement généreux. Il n’hésite jamais à ajouter quelques contre-notes pour le plus grand plaisir du public, à bisser voire trisser les pages les plus applaudies. Mais Nucci est aussi un artiste sensible, d’ailleurs lecteur régulier de la Bible, capable de rendre justice aux scènes les plus dramatiques, renouvelant et affinant son interprétation au fil des reprises. On serait poussé à conclure que le vrai Nucci tiendrait de Figaro et de Rigoletto. Toutefois, les personnages préférés du chanteur sont Gianni Schicchi (justicier jubilatoire) et le doge Foscari (victime expiatoire), ce qui reste deux faces assez caractéristiques de notre Janus.
Pour notre plus grand bonheur, Leo Nucci continue à se produire en public avec succès, malgré des adieux annoncés avant la pandémie, et s’essaie également à la mise en scène. « Le public aime ça, mais il est bien le seul ! ». Souhaitons-lui de continuer longtemps à nous enchanter : même si elle resurgit inopinément de temps à autre, l’époque où l’opéra était d’abord affaire de chanteurs semble hélas presque disparue.