Depuis qu’elle a été révélée en 2011 avec un disque Rossini dirigé par Marc Minkowski, rien ne semble devoir arrêter Julia Lezhneva. Retour sur un parcours sans faute à l’occasion de la sortie de son deuxième récital au disque.
En 2011, vous étiez inconnue quand votre disque Rossini est sorti. Deux ans après, vous êtes devenue une célébrité dont on guette les concerts et les prises de rôle. Vous n’avez pas l’impression que tout cela va un peu vite ?
Si, bien sûr, j’avoue que tout cela m’inspire des sentiments curieux. Evidemment, je suis très fière d’avoir l’occasion de m’exprimer ainsi, d’exploiter mes capacités. Je suis ravie d’avoir été acceptée par les mélomanes, à une époque où tant de gens ne parviennent pas à faire carrière. D’un autre côté, c’est un peu effrayant de se rendre compte qu’il n’y a plus moyen de freiner, je suis très jeune mais le public s’enthousiasme, s’emballe, tout le système est ainsi fait qu’il accélère de façon terrible. J’essaye malgré tout de rester moi-même. Mon premier devoir, envers mon public comme envers moi-même, est de rester en bonne santé vocale, d’être très prudente, de n’accepter que les rôles qui sont parfaitement adaptés à ma voix.
Vous êtes obligée de refuser des propositions ?
Oui, beaucoup. Au début, j’ai reçu énormément de propositions, mais je ne trouvais pas les rôles adaptés par rapport au stade où j’en étais de ma carrière. A présent, quand je refuse des choses, c’est plutôt à cause de mon calendrier ; j’ai mûri en tant que musicienne, et je pense avoir besoin de moments de repos. Si je ne me ménage pas assez, je ne pourrai pas garantir la qualité de mes prestations. Quand je suis détendue et bien préparée, j’ai envie de chanter, sinon l’ennui guette très vite. C’est un risque, quand votre carrière décolle et que vous signez beaucoup de contrats, vous pouvez basculer dans la routine, et il n’y a plus cette impatience, comme celle d’un enfant qui attend un plaisir qu’on lui a promis. Je veux préserver ce sentiment, je voudrais que ce soit une fête à chaque fois, et cela change tout pour les auditeurs aussi.
Comment êtes-vous venue à la musique ?
En fait, quand j’étais enfant, j’ai d’abord étudié le piano. L’un de mes professeurs me conseillait et me faisait écouter des disques de musique baroque. Je me suis entièrement plongée dans cet univers et, à l’âge de 9 ans, j’ai compris, j’ai eu la révélation : c’était cette musique que j’aimais, la musique dont mon âme se nourrissait, sans laquelle je ne pouvais survivre. Et après l’école, quand j’écoutais mes disques préférés, je me suis initiée à ce répertoire. Je rêvais d’en maîtriser le style, d’apprendre à l’interpréter au mieux. A 11 ans, alors que je chantais en chorale, j’ai découvert que j’avais une voix, j’ai pris des leçons avec un professeur particulier pour apprendre la technique. Au bout de plusieurs mois, je suis allée fouiller en bibliothèque pour trouver des morceaux, des extraits d’oratorios ou de cantates. Personne ne m’y poussait, c’était juste une intuition que j’avais, j’écoutais ce que me disait mon cœur. Et peu à peu j’ai pris de l’assurance.
On a coutume en Europe d’entendre les chanteurs russes avant tout dans leur répertoire national. Vous ne chantez jamais dans votre langue ?
Je peux vous assurer que dans les années qui viennent, je chanterai de la musique russe. Il y a bien sûr des rôles fantastiques dans les opéras russes, et en musique de chambre il y a aussi des choses merveilleuses qui m’attirent. Je pourrais chanter Iolanta, le personnage est si jeune, ou Marfa dans La Fiancée du tsar, mais je n’ai jamais essayé. Durant mes études, j’ai dû travailler un peu du répertoire russe, mais il ne m’a jamais inspiré les mêmes émotions que le baroque. Et il était trop difficile pour moi. A présent, ma voix est plus mûre. La différence qu’il y a entre la plupart des chanteurs russes et moi, c’est que j’ai une formation de pianiste, et que jusqu’à un certain âge, je ne prévoyais pas du tout de m’orienter vers le chant. Parmi les chanteurs russes, rares sont ceux qui ont commencé par la pratique d’un instrument.
J’ai toujours été un peu à part, à l’époque où je faisais mes études musicales, j’étais la seule à s’intéresser au répertoire baroque, la seule à en interpréter lors des examens. Quand je découvrais de nouvelles partitions, je chantais toutes les voix, mais il faut dire que je ne savais pas encore vraiment si j’étais soprano ou mezzo. Ma deuxième professeur de chant me disait des choses très curieuses, que j’avais une voix particulière, et que je saurais seulement en grandissant quels rôles je pourrais chanter. A 14 ans, je pensais que je serais mezzo, je me limitais à une tessiture très centrale, et ma voix ne voulait pas monter plus haut. Je pourrais peut-être chanter en mezzo coloratura. Ma voix laissait perplexes la plupart de mes professeurs. Dans le système russe, il est important de se situer clairement dans une typologie vocale inflexible, mais en ce qui me concerne, j’ai entendu dire tout et son contraire. A présent, je pense que ma voix se développe, je me sens soprano. Et en fait, peu m’importent ces catégories. Je veux chanter ce qui correspond à ma personnalité, les morceaux dans lesquels je suis à l’aise, qui semblent avoir été écrits pour moi et où je peux déployer au mieux mes capacités.
Y a-t-il aujourd’hui un intérêt pour la musique baroque en Russie ?
Au conservatoire de Moscou, le poids de la tradition est très fort, et les professeurs ont un répertoire qu’ils ont l’habitude de faire travailler à leurs élèves. Mais comme je vous l’ai dit, je me suis formée avec tous les disques qui venaient d’Europe (le premier opéra que j’ai écouté était Hercules de Haendel, dans la version de John Eliot Gardiner). A présent, il y a de nouveaux orchestres russes qui explorent le répertoire ancien. Ils ne sont pas aussi nombreux qu’en Europe, mais le goût de la musique baroque commence à se répandre, et même le public plus âgé s’y habitue peu à peu. Et bien sûr nous avons d’excellents instrumentistes, d’excellents violonistes russes qui savent très bien défendre cette musique. Je suis très optimiste sur ce point et je pense que les Russes seront un jour les leaders dans le domaine du baroque !
A Saint-Pétersbourg, il y a un certain public me connaît, qui m’attend. J’y suis allée pour des récitals avec piano, ou avec la Philharmonie. A Moscou, en décembre, j’ai donné deux concerts avec Il Giardino Armonico, et j’ai chanté deux des motets de mon nouveau disque. J’étais très honorée de chanter dans un cadre très fermé, où l’on n’invite normalement que des musiciens européens très prestigieux. Aux yeux du public russe, j’apparais un peu comme une nouveauté, les gens veulent savoir comment je chante, maintenant que j’ai fait mes débuts en Europe.
Existe-t-il une musique baroque russe que vous pourriez révéler au public européen ?
Il existe une immense quantité d’œuvres, mais le problème est d’avoir accès aux partitions, qui dorment encore cachées Dieu sait où. Au XVIIIe siècle, des compositeurs italiens sont venus à la cour de Russie, ils ont composé pour la tsarine Elisabeth, ou pour Catherine II. Et les Italiens ont également formé des chanteurs russes. Le compositeur napolitain Francesco Araja (1709-1770) est l’auteur du premier opéra sur un texte russe, chanté par des russes, Céphale et Procris, représenté en mars 1755 (recréé en Mariinsky en juin 2001), suivi d’un Alceste, représenté à Saint-Pétersbourg en 1758, tous deux sur des livrets de Soumarokov. Et après lui, il y a eu les premiers compositeurs russes comme Maxime Berezovsky (1745-1777), Dmitro Bortnianski (1751-1825) ou Ossip Kozlovsky (1757-1831). C’est bien dommage que toute cette musique reste inaccessible. Je sais que Cecilia Bartoli a tenté d’envoyer un musicologue en Russie, mais il n’a pas pu avoir accès aux partitions. Mais depuis qu’elle a donné un concert à Saint-Pétersbourg avec Valery Gergiev, les portes vont peut-être s’ouvrir pour elle. [Dans une interview, Gergiew a déclaré qu’il lui semblait naturel à l’avenir d’aborder avec Cecilia Bartoli les œuvres composées pour des auditeurs russes par Sarti, Cimarosa et Paisiello].
Par quel genre musical vous sentez-vous le plus attirée ?
Je suis passionnée par la musique sacrée, en partie parce que c’est celle avec laquelle j’ai grandi. La plupart des CD qu’on me donnait à écouter étaient des oratorios, des passions, des cantates… Chanter une messe n’est pas un acte anodin. Quand Marc Minkowski m’a confié la Soprano 2 dans la Messe de Bach, nous étions deux chanteurs par voix, je dois dire que c’est l’une des expériences les plus extraordinaires de ma vie. Mon nouveau disque est très particulier, car il s’agit de pièces qui mettent en valeur la voix, mais aussi de morceaux religieux, avec une atmosphère spécifique. Chaque phrase s’adresse à Dieu, mais il y a aussi une sorte de concurrence entre la voix et les instruments. Pour bien chanter ces motets, la technique doit être tellement assimilée que la voix peut s’épanouir dans cette écriture avec la même facilité que les instruments. Il ne doit pas y avoir concurrence, mais union des deux composantes.
Je suis assez nouvelle dans le monde de l’opéra, qui me paraît plus dur. On essaye toujours de vous pousser à chanter plus de représentations. C’est pour cette raison que j’ai dû renoncer à interpréterAlessandro en public, après l’avoir enregistré en studio : je participe à la tournée de concerts (je chanterai notamment à Pleyel à la rentrée), mais pas au spectacle qu’on verra à Versailles, car cela aurait représenté beaucoup trop de travail. Je n’ai pas envie de chanter tous les soirs, j’aime avoir au moins deux jours entre deux concerts. Et quand on fait partie d’une troupe, on n’a pas forcément le choix. C’est un autre mode de vie. Cela dit, ma voix est en train de se développer, de devenir plus opératique. En 2015, je chanterai Suzanne au Theater and der Wien, et en 2016 Zerline à Covent Garden, après quoi il devrait y avoir une tournée avec Antonio Pappano.
Pourriez-vous nous parler de votre première expérience scénique, dans Les Huguenots à Bruxelles ?
Ce fut la première, et jusqu’ici la seule ! Bien sûr, j’ai d’autres projets scéniques, mais j’aime tellement les versions de concert, qui occupent une période de deux semaines, un mois au maximum quand c’est une tournée, mais c’est un travail plus concentré, je préfère ça, je m’y retrouve mieux. Pendant un concert, on peut ne penser qu’à la musique, et on ne peut pas se cacher derrière un costume, on est seul, nu, il n’y a que le chant. On reste immobile, souvent avec la partition devant soi. Alors qu’une série de représentations s’inscrit dans un temps beaucoup plus long. Pour Les Huguenots, j’ai eu beaucoup de chance, j’ai rencontré des gens d’une gentillesse incroyables. Cette expérience unique fut formidable, elle m’a permis de rencontrer beaucoup de collègues, beaucoup de gens de mon âge qui sont de vrais chanteurs d’opéra, pas comme moi ! Il arrive qu’on ne soit pas toujours satisfait à 100%, mais là, tout était parfait. Marc Minkowski est comme ma bonne fée, il avait soigneusement choisi pour moi un rôle qui me convenait parfaitement. Urbain, le page, est un rôle court, mais avec un air magnifique. Olivier Py a été très gentil avec moi, très patient, alors que j’étais toute timide, toute tremblante. Je devais descendre un escalier et chanter en même temps : ma première impression fut terrible, j’ai cru que je n’y arriverais jamais, mais peu à peu je m’y suis habituée. Cela reste un souvenir extraordinaire. Les collègues m’ont éblouie par leur expérience.
Depuis que vous faites carrière, quels partenaires en particulier vous ont marquée ?
Quand j’étais toute jeune, j’ai chanté avec Juan Diego Florez, avec Philippe Jaroussky (un disque Pergolèse va sortir bientôt), avec Franco Fagioli à Salzbourg. J’ai chanté Tamerlano en concert avec Placido Domingo. J’adorerais rencontrer Harnoncourt, connaître son opinion sur ma façon de chanter ; cet homme est une telle légende, c’est un tel maître que j’aimerais pouvoir passer ne serait-ce qu’une heure avec lui.
Propos recueillis par Laurent Bury le 18 février 2013