Je ne sais si c’est un hasard du calendrier, mais une conjonction d’éléments favorables semble s’être réunie autour de votre personne au cours des derniers mois, avec la publication de l’Orfeo de Monteverdi, celle de la Belle Meunière, votre premier récital à Salzbourg. Y a-t-il une raison pour que tout cela arrive en même temps ?
Je viens de fêter mes 40 ans, je sens que j’ai trouvé ma voix, je sais quel répertoire j’ai envie de chanter, j’ai la grande chance d’avoir aussi trouvé des partenaires artistiques qui partagent mes choix et des amis dans la vie qui me soutiennent, tout cela donne confiance. La première étape de ce nouveau niveau de confiance fut probablement La Passion selon Saint-Matthieu avec les Wiener Philharmoniker dirigé par Franz Welser Möst en avril 2023, immédiatement suivie d’un premier Tamino avec lui et le Cleveland Orchestra.
Je m’autorise à être moi-même, à développer mes propres projets, comme par exemple d’avoir chanté dix fois la Belle meunière à Vienne dans le cycle Müller in Vienna, dans dix lieux différents et avec de nombreux partenaires. Un autre de ces projets a eu lieu dans la maison natale de Schubert, un récital entièrement gratuit, où le public choisissait quels Lieder il voulait entendre. J’ai organisé tout cela moi-même, je prépare aussi un nouveau festival à Hambourg en 2025, et j’ai encore des projets à Weimar, à Leipzig, des tribunes ouvertes à des jeunes artistes. Mon humeur du moment, c’est : sois courageux, si tu as une bonne idée, trouve les partenaires adéquats pour la mettre en œuvre…
Et l’opéra ?
J’ai moins de projets dans ce domaine, c’est vrai. En fait, j’aime avoir en mains à la fois la conception et la réalisation des concerts que je donne, comme c’est le cas pour un récital. A l’opéra, on répond à une demande, on s’intègre dans le projet de quelqu’un d’autre, c’est très différent. Cela dit, j’ai toujours fait au moins une production d’opéra par an, que ce soit Tamino dans la Flûte enchantée au StaatsOper de Vienne ou la reprise de Don Ottavio dans le Don Giovanni à Salzbourg l’été dernier et bientôt un autre Don Giovanni à Munich en perspective, une autre Flûte enchantée avec Johann Fischer, mais je ne suis clairement pas un chanteur d’opéra.
Vous avez pourtant été formé pour cela
Oui, ça fait partie de ma formation, mais je pense qu’on insiste trop sur l’opéra dans la formation des jeunes chanteurs. L’oratorio, la musique chorale, la musique de chambre sont pour moi plus importantes. Je suis né dans cet univers, je réalise sans cesse à quel point c’est une grande chance. Tout le monde me parle évidemment de mon père, mais ma famille comptait de très nombreux autres musiciens, amateurs pour la plupart, de sorte qu’on faisait constamment de la musique à la maison. Ma vocation a pu éclore dans cette atmosphère très propice. Un de mes cousin est chanteur d’opéra, ma tante chante dans les chœurs de l’opéra de radio à Munich, tout cela nous le devons à nos grands-parents qui étaient musiciens amateurs, dans une famille allemande de la classe moyenne, pas un univers particulièrement privilégié sur le plan matériel, mais où la musique, la pratique musicale tenait la première place, celle du cœur.
Comment renouveler le public pour les récitals de Lieder ?
Je constate en effet que les salles ne sont pas toujours pleines pour des programmes de Lieder, même lorsqu’on propose des œuvres très connues.
Face à ce phénomène, je voudrais essayer de changer la rhétorique des choses : j’ai créé avec deux partenaires le projet Liedstadt visant à créer une dynamique favorable, à désacraliser cette forme qui apparait encore et toujours comme un sommet de l’art du chant, certes, mais un sommet figé, codifié et inviolable. Par sa simplicité, l’origine populaire de ses sources, et en se basant aussi sur le texte, le Lied est pourtant une excellente introduction à la musique classique pour ceux qui la connaissent mal. Schubert, Brahms, Mahler et tant d’autres ont été largement influencés par la musique populaire. Je pense donc qu’on peut tenter de renouer ce lien avec la culture populaire, avec les musiques populaires d’aujourd’hui.
Comment comptez-vous vous y prendre ?
Nous allons tenter de proposer d’autres formats, par exemple des capsules de 15 minutes, live, dans des lieux insolites, un hall de gare, un bar d’hôtel, en plein air, etc…et proposer au public de recevoir cette musique sans jugement, sans préparation, comme une simple chanson qu’on vous offre, sans barrière intellectuelle ou de classe, sans cérémonial.
L’un de mes amis, le baryton Johannes Held a donné le Winterreisse le plus émouvant que j’aie jamais entendu en plein air, sous un pont pour les sans-abri de Berlin, avec un petit piano électrique ; les gens étaient là, sous des couvertures, certains debout, avec une intensité émotionnelle exceptionnelle.
Bien sûr je respecte aussi ceux qui sont attachés à la forme traditionnelle du Liederabend, parce qu’elle leur a procuré des émotions très fortes et que ça a peut-être changé leur vie, mais il faut ouvrir cela, et je ne suis pas le seul à penser ainsi. Comprenez-moi bien : j’adore chanter à Wigmore Hall ou à Schwarzenberg, où j’ai eu la chance d’être invité, devant des publics de connaisseurs particulièrement attentifs et réceptifs, vraiment j’adore cela, mais ce n’est pas la seule vérité de cette musique, sûrement pas !
Ce qui frappe à l’écoute de votre enregistrement de la Belle Meunière, c’est votre très grande liberté à l’égard du texte et votre recours à l’ornementation. Qu’est-ce qui vous a conduit vers ce type d’interprétation ?
C’est le fruit d’un long murissement, une idée que j’ai en tête depuis presque 20 ans. On m’avait enseigné, lors d’un séminaire à Fribourg intitulé : Schubert, miroir de son temps, ce qu’étaient les fameuses schubertiades, des espaces de liberté et de contestation dans la Vienne très chahutée de l’époque de Metternich. C’étaient des lieux de liberté et d’échange, on y discutait de politique, on y faisait de la musique en laissant une grande place à l’improvisation. Ça cadrait mal avec une interprétation rigidement accrochée au texte. Il y ensuite que le fameux ténor Johann Michael Vogl, pour qui Schubert a écrit de très nombreux Lieder a annoté ses partitions en y incluant ses ornements, et que ces sources sont disponibles. On y voit clairement tous les ajouts du chanteur par rapport à l’original de Schubert, en sorte que cette tradition peut être considérée comme établie, corroborée d’ailleurs aussi par des témoignages qui informent que les textes étaient joués, interprétés dans les salons comme une sorte de théâtre improvisé autour des années 1815-16.
Mon père, en 2008 déjà et se basant sur les mêmes sources, avait enregistré avec Michaël Gees une version de la Belle Meunière reprenant partiellement cette approche. Vous imaginez les efforts qu’il a dû consentir pour dépasser la tradition dans laquelle il avait été élevé et qu’il avait pratiquée pendant de nombreuses années ; il a eu bien du mal à convaincre à l’époque.
Pour ma part, j’ai fait une première tentative avec Ulrich Köller, en Suisse, au cours d’une tournée où j’avais la chance de chanter plusieurs fois le même programme : avec la complicité du pianiste, j’ai fait certains concerts avec ces ornementations et d’autres sans. Cette expérience fut pour moi très concluante : j’étais beaucoup plus heureux si je n’avais pas à me contraindre et pouvais laisser libre cours à ma créativité !!
Cet été, le public de Salzbourg, souvent taxé de conservateur, a réagi très positivement. András Schiff avec qui j’avais préparé ce récital s’est tout de suite montré très enthousiaste. Quelle magnifique jeunesse chez ce pianiste remarquable, surtout si vous considérez que Robert Holl et Peter Schreier étaient les deux derniers chanteurs avec lesquels il avait joué le cycle en concert avant moi !
Vous allez étendre cette approche ?
Oui, certainement, je souhaite me concentrer sur le répertoire du Lied, et sur Schubert en particulier, au moins jusqu’en 2028, année de commémoration du bicentenaire de sa mort.