Pourquoi prendre, dès qu’il s’agit d’Offenbach, des libertés que l’on ne s’autoriserait pas avec d’autres compositeurs ? Sur papier comme sur scène, La belle Hélène proposée par le Grand Théâtre de Genève ne manque pas d’atouts, à commencer par la présence de Véronique Gens. A l’épreuve de l’opéra-bouffe, cette tragédienne hors pair s’avère une excellente comédienne. Sa reine de Sparte, façon grande Duduche distinguée, pas si éloignée dans l’allure de ce qu’en faisait Felicity Lott à Paris, tient scéniquement la route. Ce n’est pas si évident s’agissant d’un personnage auquel on demande d’être ridicule et sublime à la fois, Elle chante aussi rudement bien, d’une belle voix de falcon qui épouse sans un pli un rôle destiné à l’origine au mezzo-soprano d’Hortense Schneider. Aucune note artificielle, aucun écart ou effet malvenus, le texte coule avec une élégance naturelle et une intelligence du mot qui fait la fille de Léda, sœur drolatique d’Alceste applaudie à Garnier en juin dernier.
Un même souci de la prosodie caractérise ses partenaires, à commencer par Florian Cafiero, jeune chanteur distingué par l’ADAMI en 2012, obligé de contraindre son émission naturellement lyrique à l’écriture haute et véloce de Pâris. Il s’en sort plutôt bien, sans abuser d’un registre de tête qu’il ne maîtrise pas tout à fait, mais avec une connaissance suffisante de ses limites pour négocier les notes les plus exposées. Son prince berger a pour lui la jeunesse, la couleur mâle du timbre, le soin de la ligne et une certaine aisance scénique. C’est déjà beaucoup. Travestie en Conchita Wurst, Maria Fiselier joue sans vulgarité de l’ambiguïté d’Oreste. Après un « roi barbu » qui avance à reculons, Marc Barrard réussit à replacer son Agamemnon façon ZZ Top au premier plan. Raul Giménez, avec son accent espagnol et une projection sidérante, campe un Menélas bananier comme on n’en avait jamais entendu, habitué que nous sommes dans ce rôle de cocu magnifique à des ténors au bout du rouleau. Et quelle présence ! Moins chanteur que les autres – il se présente comme « comédien lyrique à tessiture variable » –, Patrick Rocca a suffisamment de musicalité pour que le trio patriotique demeure équilibré et que la scène du jeu de l’oie – partiellement rétablie – ne semble pas incongrue. Le chœur et les autres seconds rôles, dont l’Ajax Ier survitaminé de Fabrice Farina, remplissent leur office avec le même à-propos.
Robert Sandoz a choisi de transposer l’action dans des docks. Le décor n’est pas d’un esthétisme parnassien mais les containers sont habilement utilisés pour varier les tableaux, le tout avec une fluidité réjouissante, sans taper en dessous de la ceinture, sans abus de gags, ni clins d’œil trop appuyés à l’actualité. La crise grecque est évoquée mais subtilement.
Bref, tout irait pour le mieux dans le meilleur des opéras si l’on n’avait eu l’idée de demander à Gérard Daguerre, pianiste de formation, d’arranger une partition dont la structure, par ailleurs, est à peu près respectée : scène du jeu de l’oie donc, couplets de Pâris avant le duo du rêve, mais curieusement suppression du chœur des rois au deuxième acte et du chœur bachique au début du troisième. Il en résulte l’omniprésence d’un piano préjudiciable à la couleur orchestrale et à l’esprit même de l’œuvre secouée sporadiquement de rythmes jazzy et latins inopportuns. Appelé à la rescousse, Alan Woodbridge essaie non sans quelques décalages de limiter les dégâts. Si les ouvrages d’Offenbach dirigés par Marc Minkowski furent en leur temps des succès et se posent aujourd’hui en référence, c’est qu’ils restaient fidèles à la partition. Pourquoi, mesdames et messieurs les directeurs de maisons d’opéra, ne pas suivre cet exemple ?