Il ne faut pas croire tout ce qu’on nous raconte, nous avertit d’emblée le metteur en scène Bruno Ravella : et si Pâris n’avait jamais rencontré les trois déesses sur le mont Ida, mais qu’il s’agisse en fait d’un espion envoyé par une puissance étrangère pour séduire et enlever Hélène afin de déclencher une guerre, en l’occurrence celle de Troie ? Voici le fil conducteur de la nouvelle production de Nancy annoncé. Quant à son titre : Mission : beauté fatale. Évidemment, Pâris tient moins du Malotru du Bureau des légendes que d’un James Bond d’opérette et la référence assumée est celle d’OSS 117. La mise en scène puise dès lors allégrement dans le cinéma des années 1950 et 1960, tout en s’inspirant de l’univers de Tintin et celui, plus actuel, des jeux télévisés (avec une inénarrable charade où des prétendants pas très malins s’acharnent sur leur champignon). Pendant près de deux heures et demie, les gags s’enchaînent et il y en a pour tous les goûts, puisque l’on s’inspire des classiques et de leur parodie, de l’après-guerre à nos jours. Dès lors, le spectacle s’adresse à un très large public, mais il aurait peut-être été préférable d’exploiter plus à fond l’une des nombreuses pistes explorées pour donner davantage d’unité visuelle au spectacle. Sans doute sommes-nous trop marquée par la désormais classique vision de Laurent Pelly et surtout la décapante, hilarante et géniale transposition de Mariame Clément sur un tournage hollywoodien des années 1930. Cela dit, ne boudons pas notre plaisir : le mélange des genres donne des résultats incongrus et jouissifs, véritables joyaux de télescopages temporels, telle la vision de ces souverains de république bananière qui ressemblent pourtant comme des clones aux caricatures de Daumier, ou cette party à la Blake Edwards dans laquelle d’improbables mariachis semblent sortis du Chanteur de Mexico et Luis Mariano fait chavirer les compagnes d’Austin Powers. Tout le monde s’en donne à cœur joie et il faut dire que les mouvements de groupes sont particulièrement bien ordonnés, voire chorégraphiés. Philippe Giraudeau, qui a notamment travaillé avec Robert Carsen, montre ici l’étendue de son talent : il faut voir par exemple le cancan des troupes en treillis rouge, véritable chahut militaire.
Adaptés par Alain Perroux, les dialogues abondent de jeux de mots, calembours et bouts rimés, dans une logorrhée qui tient du feu d’artifice permanent. Calchas est l’une des principales victimes de la recherche ultime du synonyme, à tel point que quelqu’un se lamente : « Pourquoi faut-il qu’on rimaillasse à toute heure sur Calchas ? » Le public ne s’en plaint guère ni ne se lasse… et de fréquents fous rires marquent les diverses saillies, notamment le zozotement de l’un des deux Ajax, digne de la Vie de Bryan des Monty Python. De ces bons mots en rafale, on retiendra notamment un : « C’était lui, hélas !… — Mais alors, balancez votre porc ! », entre « Vous parlez l’argos ? » ou encore : « Elle est bien trop bavarde pour Cythère ». Petit bémol dans la jouissance de ce festival, la nécessité de bien tendre l’oreille pour distinguer tout ce que racontent les uns et les autres, dès lors qu’ils ne sont pas tout à fait face au public. Par ailleurs, la balance entre les airs chantés et les dialogues parlés penche assez nettement pour ces derniers, ce qui nuit à l’équilibre de la pièce.
Heureusement, la musique et le chant sont bien servis. Laurent Campellone dirige avec un bonheur qui fait plaisir à voir : sa gestuelle ample, son air de contentement et sa grâce facétieuse contagient l’orchestre, pour une masse sonore nette, vive et enjouée, car enfin, « il nous faut de l’amour » pour faire « cascader la vertu ». L’illustration sonore de ces deux préceptes est manifeste.
Mireille Lebel est très convaincante en reine de Sparte. Le metteur en scène voulait une Hélène qui soit un mélange de Grace Kelly, Eva Peron ou encore Brigitte Barbot et la belle mezzo se glisse dans chacune de ces icones avec aisance. Bien caractérisée, la voix dégage un je-ne-sais-quoi d’aristocratique et une belle dose de sensualité. De plus, elle s’accorde très bien avec celle de son partenaire. Philippe Talbot excelle en espion maladroit. Son Pâris se prend merveilleusement les pieds dans l’escalier, tout en se rattrapant de justesse à chaque fois. Bon danseur et apparemment comique-né, le ténor est également très à l’aise dans le registre faussement léger voulu par Offenbach où il appuie avec insistance une diction parfaitement articulée. Vaillance et souplesse magnifient une fort jolie voix. Boris Grappe tire constamment son épingle du jeu en Calchas, notamment dans les parties parlées où son timbre un rien métallique accroche le spectateur. Éric Huchet porte avec distinction les cornes du cocu et son Ménélas est tout à fait réussi, quand l’Agamemnon de Franck Leguérinel montre quelques signes de fatigue, qu’on espère momentanée. Les autres rois campent crânement leur ridicule et appuient efficacement l’ensemble de la distribution, très homogène, soutenus par des chœurs manifestement déchaînés et vocalement très présents.
Le spectacle est donc plein d’allant, de vivacité et de gaieté. Idéal pour les fêtes de fin d’année en famille… Signalons également que l’Opéra fête son centenaire et qu’à cette occasion, une superbe exposition est proposée à quelques minutes de là, Salle Poirel. Sobrement intitulée Opéra !, elle propose de découvrir plus de 300 ans d’opéra à Nancy au fil de l’existence des trois théâtres successifs de la ville. Intelligemment scénographiée et offrant un très beau panel d’archives, tableaux, décors et costumes, elle permet également de bien comprendre l’histoire de Nancy. Un enchantement, à voir jusqu’au 24 février.