À l’occasion du concert Concert Ombra e Luce du 27 avril 2024 au Festival Classique au Large à Saint Malo avant une seconde représentation le lendemain à l’abbaye de Kettenis dans le cadre du Festival Ostbelgien, nous avons rencontré deux membres de la toute nouvelle délégation du Banquet Céleste : la violiste Isabelle Saint-Yves et le claveciniste Kevin Manent-Navratil, accompagnés de Candice Véron, en charge du développement régional et Adrienne Miller, responsable de l’action culturelle.
Cette création initie la nouvelle organisation de l’Ensemble après le départ concerté de celui qui l’avait fondé il y a plus de quinze ans, Damien Guillon. Plutôt qu’une perspective monocéphale, la phalange bretonne privilégie désormais la collégialité avec une direction artistique partagée entre musiciens et musiciennes du collectif selon les productions et les appétences de chacun. Un mode de création suffisamment original pour être souligné.
L’Ensemble se trouve à un moment charnière, quelle en est l’identité selon vous ?
K.M-N : L’Ensemble s’est construit autour de Damien Guillon et de sa voix de contre-ténor. Nous l’accompagnons tous deux depuis l’origine dans une esthétique musicale commune, une manière similaire de faire de la musique, avec également le souci des petites formes – même si les derniers projets en sont bien loin, notamment avec la récente Passion selon Saint Matthieu !
Par « petite forme » s’entend moins le nombre de musiciens que la nature de la composition de l’Ensemble avec le « un par partie » autant pour les chanteurs que pour les instrumentistes dans une grande partie du répertoire des XVIIe et XVIIIe siècles. Le fil rouge que constitue la musique de JS. Bach que Damien a beaucoup chanté et enregistré au Banquet Céleste dans cette forme particulière qui n’est pas la règle du paysage musical français et a contribué à l’identité de l’Ensemble. L’Angleterre et l’Italie ne sont toutefois pas oubliées, notamment avec les disques Royal Odes ou encore Bach et l’Italie qui relèvent des mêmes choix d’effectifs.
Naturellement la résidence à l’Opéra de Rennes depuis 2016 influe sur le développement de l’Ensemble ainsi que sur le répertoire abordé qui s’est fait plus vocal et dans des dimensions parfois plus étoffées jusqu’à la Passion saint Jean pour les dix ans de l’Ensemble, la Brockes Passion de Telemann il y a deux ans, Le Couronnement de Poppée en début de saison et enfin cette Passion selon saint Matthieu qui rassemblait plus de quatre-vingt musiciens le mois dernier. Une très belle manière pour Damien, comme pour nous, les musiciens qui l’entourons, de clore ce cycle. Nous souhaitons poursuivre le travail de recherche et d’interprétation exigeant sur ces différents répertoires.
I.S-Y : Effectivement nous cheminions ensemble depuis fort longtemps, grandissant, murissant, vieillissant ensemble et l’annonce du départ de Damien à l’automne 2022 a pu être un choc pour certains, même si nous respections totalement sa décision. Signer la fin du Banquet aurait été un crève-cœur au vu du potentiel humain et artistique de la formation. Damien nous a réunis, alors que nous venions d’horizons très différents et même si chacun chemine également ailleurs, le Banquet est le lieu où nous nous retrouvons, de manière toujours unie et respectueuse. Nous nous saisissons aujourd’hui du cadeau et de l’opportunité de poursuivre le travail accompagné par un bureau administratif qui nous a proposé de poursuivre l’aventure. Sans ce soutien, rien n’aurait été possible. A sa tête, Delphine Chrétien, Déléguée Générale, nous a donné trois mois pour – comme elle l’a dit – « rêver ensemble ». Or, très rapidement, nous avons pris conscience que reprendre seul l’Ensemble était une angoisse terrible mais qu’en collectif on pouvait avoir des idées – et tellement d’idées à partager – que cela nous a rassuré et permis d’ébaucher l’avenir.
Finalement, chacun de nous se sent à l’aise sur certains sujets, qui la programmation, qui le plan de scène, qui les partitions… Prendre conscience que personne ne serait seul, mais épaulé par d’autres sur certains dossiers pour prendre le meilleur de chacun, nous a grandement rassuré. Voilà la force du collectif dans un contexte où la culture est un peu malmenée et où il faut être courageux pour entreprendre une aventure pareille.
K.M-N Cela ne vient pas de nulle part, ce qui se met en place s’inscrit dans une continuité : l’espace pour le collectif était déjà présent sous la direction de Damien qui n’avait pas une vision autocratique, pyramidale de la direction. Les responsabilités décisionnelles lui incombaient mais sa vision de la musique était déjà très collégiale. Quand le Covid s’est abattu sur le monde entier, il a eu l’intelligence de s’adapter : jouer dans des salles n’était plus envisageable mais laisser du temps et de l’espace aux musiciens du Banquet pour jouer sans lui à leur tête était possible. Cela a donné naissance aux Escales Baroques, le festival d’été du Banquet Céleste, sous un format inédit de petites formes instrumentales et à l’initiative des interprètes. « Je vous donne la structure Banquet Céleste, jouez la musique que vous avez toujours eu envie, vous les musiciens du Banquet Céleste, même si vous n’avez jusqu’à présent pas eu le temps ou l’espace pour le faire ». Cette part à l’initiative, au collectif, sans la figure tutélaire de Damien, était donc présente depuis 2020. Aussi le glissement s’est-il fait naturellement vers cette nouvelle organisation.
J’entends que vous vous êtes emparés de la dimension programmatique depuis plusieurs années, mais désormais, il vous faut également penser en terme de saisons, de parcours pour l’Ensemble. Il s’agit là d’une nouvelle dimension.
K. M-N Effectivement, il était important de structurer ce nouveau fonctionnement : La face émergée de l’iceberg est peut-être la délégation de quatre personnes élues pour 3 ans par l’équipe artistique dont Isabelle Saint-Yves et moi-même faisons partie ainsi que Marie Rouquié, violoniste et André Henrich, luthiste. Nous gérons le quotidien de l’Ensemble et la mise en œuvre de la programmation dessinée par l’équipe artistique, avec tout ce que cela implique de réflexions au jour le jour.
Ces quatre artistes appartiennent à une entité plus large de treize musiciens. Ce collectif artistique est décisionnaire pour l’essentiel des orientations du Banquet Céleste dans sa dimension administrative et artistique. Notre premier souci a été de construire les deux saisons musicales à venir.
Les propositions sont venues des treize musiciens du collectif avant d’être discutées collégialement, alimentées et soumises à la décision de tous. La Direction artistique est donc bien assurée par l’Ensemble de l’équipe artistique.
Puis, en fonction de chaque programme nous avons entre un et trois coordinateurs, musiciens souvent à l’initiative du programme. Ces référents sont responsables du projet, de son élaboration à son aboutissement avec des notions de recrutement, de répétition, de budget, de choix de l’instrumentatrium… Pour Ombra et Luce, par exemple, je partage ce poste avec la chanteuse Céline Scheen. Je suis référent pour les instruments ; elle pour le chant, naturellement.
I.S-Y : nous sommes donc treize pour tout ce qui est de la programmation artistique. Parmi les quatre délégués, il y a une répartition selon nos compétences. Certains s’attachent à la musique de chambre, au travail sur le territoire qui est très important pour le Banquet Céleste : comment s’inscrire dans le territoire ? comment œuvrer dans cette société en souffrance ? On interroge plus particulièrement les droits culturels, comment aller vers les publics éloignés sachant que la Bretagne est très vaste.
Nous essayons de ne pas scinder le coté artistique et l’Action culturelle.
Pour ma part, je m’implique plus spécifiquement avec Adrienne Miller sur la médiation, l’EAC, les droits culturels… Nous tentons de redéfinir notre vocabulaire, de réfléchir à ce qu’est une médiation par exemple, pour intégrer ces notions au cœur même de la programmation, de penser l’Ensemble en un bloc car c’est un désir de toute l’équipe artistique.
Nous essayons également de réfléchir écologie, développement durable… Pour penser toutes les questions de société d’une manière plus large et être plus qu’un Ensemble de musique baroque – ce qui, entendons-nous bien, est déjà formidable -.
Avez-vous un exemple d’EAC qui vous semble pertinent ?
A.M Beaucoup de choses sont déjà en place et l’action culturelle prend diverses formes, allant des ateliers personnalisés aux résidences artistiques en milieu scolaire, avec des collégiens par exemple, ou des répétitions ouvertes, des rencontres avec des artistes ou la création de spectacles jeune public. Toutes nos actions sont évidemment élaborées en étroite collaboration avec nos partenaires locaux et les acteurs éducatifs et sociaux.
Un des atouts du collectif est de permettre à chaque membre de l’équipe artistique de pouvoir s’investir à un endroit qui résonne pour lui, et penser des projets pour tous les âges de la vie en considérant les diversités des situations des personnes.
Pour répondre à votre question, nous lançons cet été un projet artistique de territoire. Nous nous installerons avec Isabelle Saint Yves et Aurélien Oudot (danseur acrobate de Dreams) plusieurs jours dans des EHPAD en Bretagne. L’idée est de penser l’expérimentation d’actions et de création artistique avec les personnes âgées dépendantes en prenant en compte le lien, que ce soit le lien aux familles ou aux équipes des établissements.
Ce projet, c’est avant tout une histoire de partages et de rencontres. Quelle part de l’Histoire, de « leur » histoire veulent-ils transmettre ? Nous voulons nous inscrire dans un dialogue artistique avec les résidents et travailler le lien entre le cerveau dédié à l’audition et celui assurant la motricité en se demandant comment la musique pourrait favoriser l’apprentissage ou le ré apprentissage des gestes. Ce projet est original car nous nous laissons le temps de l’expérimentation et nous nous donnons aussi la possibilité que la rencontre n’ait pas lieu, une sorte de laboratoire. Il y aura peut-être un objet artistique, une restitution, mais là n’est pas l’objectif central qui reste la rencontre.
Vous sentez-vous suivis par les programmateurs, les tutelles dans ce nouveau format ?
C.V Les tutelles nous ont encouragés depuis les premières ébauches de la démarche expérimentale. Le projet n’aurait pas été viable sans le soutien de la DRAC, de la Région Bretagne, de la Ville de Rennes, de l’Opéra de Rennes mais aussi l’engagement des partenaires de programmations.
Les programmateurs nous interrogent sur le mode de fonctionnement, ils semblent curieux, attentifs et intéressés plaçant rapidement le répertoire au cœur des échanges.
Qu’avez-vous imaginé pour les programmes plus étoffés ? Y aura-t’il un chef d’orchestre ?
K.M-N Les programmes se précisent déjà pour les saisons prochaines et la question du chef d’orchestre s’est naturellement déjà posée ! nous avons à cœur de continuer à collaborer avec des chœurs comme Mélisme(s) ou la Maîtrise de Bretagne. Tous ces projets mobilisant plus de monde nous amèneront assez rapidement à inviter des chefs d’orchestre.
Ceci dit, même dans un programme musique de chambre, qui n’implique pas de direction à proprement parler, se pose la question de la direction de l’organisation des répétitions, de l’arbitrage entre les choix esthétiques etc. Nous avons déjà longuement discuté de ces questions et mis en place des méthodes à expérimenter.Pour ce qui est de notre actualité la plus immédiate avec Ombra e Luce, c’est naturellement beaucoup plus simple au regard de l’effectif. Ces Cantates italiennes constituent un retour au cœur du répertoire « originel » du Banquet porté aujourd’hui par la soprano Céline Scheen entourée de cinq instrumentistes fidèles.
I.S-Y Dès cet été nous retrouverons un quatuor de chanteurs pour des Cantates de Bach assorties d’une création contemporaine de Bernard Foccroulle au Festival Bach en Combrailles : Céline Scheen, Thomas Hobbs et Benoît Arnould qui font partie du collectif et William Shelton, contre-ténor. L’an prochain, il y aura également des programmes vocaux car la voix fait partie de l’identité du Banquet avec ce quatuor vocal à la couleur si particulière et qui demeure, ce qui est rassurant pour le public. Elle va perdurer sous de multiples avatars avec du Madrigal, des grandes formes, y compris scéniques… Pour l’instant, nous nous donnons la liberté de recruter les contre-ténors ou des altos en fonction des programmes.
K.M-N Cette dynamique de treize musiciens, autant chanteurs qu’instrumentistes, ayant une même vision de la manière de jouer de la musique nous réjouit ! La saison prochaine, entre autres projets, nous aurons le plaisir de donner Le Couronnement de Poppée de C. Monteverdi à l’Opéra de Rennes, au Théâtre des Champs-Elysées et à l’Opéra de Rouen ainsi que La Resurrezione de GF Haendel à l’Opéra de Rennes ainsi qu’à l’Atelier Lyrique de Tourcoing…. Nous reprendrons aussi le spectacle Rêves mis en scène par Cécile Roussat et Julien Lubek… Nous sommes très impatients de partager cette nouvelle saison et déjà le concert ce soir, à Saint-Malo dans le cadre du festival Classique au Large !