Avec Stefan Herheim, même sans savoir à quoi s’attendre exactement, on sait toujours que l’on aura affaire à un spectacle intelligent, fruit d’une réflexion s’appuyant sur un solide travail, dont il faut sans doute en partie créditer aussi son dramaturge, Alexander Meier-Dörzenbach. Après un Eugène Onéguine sensationnel, l’Opéra d’Amsterdam a décidé de réunir la même équipe pour La Dame de pique, en confiant également la partie musicale à l’un des plus beaux orchestres du monde dirigé par un chef qui connaît l’œuvre à fond. De ce côté-là, le pari est superbement tenu par l’Orchestre du Concertgebouw, et Mariss Jansons propose une lecture d’une limpidité totale, excluant tout excès mais soignant les nombreux contrastes qu’appelle la partition dès lors qu’on la respecte dans son intégralité, avec ses éléments empruntés à diverses esthétiques. Contrairement à Robert Carsen à Zûrich et à Strasbourg, Stefan Herheim n’a pas besoin de couper les passages qui ne s’intégreraient pas à sa vision de l’œuvre : au contraire, il ajoute même un bref prologue silencieux pour expliciter son propos. S’inspirant avant tout de l’amour du compositeur pour le ténor qui créa le rôle, Nikolaï Figner, lui-même marié à la première interprète de Lisa, Medea Figner, le metteur en scène donne à Tchaïkovski le rôle d’Eletski dans l’étrange triangle amoureux de La Dame de pique. A cela près que le prince est cette fois épris d’Hermann, ce qui explique notamment le manque d’ardeur d’Eletski lorsqu’il évoque son bonheur conjugal à venir et la réserve du personnage lorsqu’il plaide sa cause auprès de Lisa. Toute l’intrigue devenant une projection des tourments de Piotr Ilyitch, le chœur masculin se compose ainsi d’une vingtaine de Tchaïkovski, tandis que le chœur féminin est d’abord une démultiplication de la servante qui trouve son maître effondré à terre (admirable prestation du Chœur du Nederlandse Opera). Même la comtesse partage des traits communs avec le compositeur, notamment sa nostalgie pour un temps passé qui explique un va-et-vient constant entre le XIXe et le XVIIIe siècle. Accessoire récurrent, le verre d’eau par lequel le compositeur se serait suicidé reparaît à plusieurs reprises, lumineux comme le verre de lait que Hitchcock fait porter par Cary Grant dans Soupçons. Les fantasmes sont brillamment incarnés, notamment par une apparition de trois danseurs déguisés en Tchaïkovski-saint Sébastien, le corps percé de plumes, les trois cartes de la comtesse devenant trois pages de partition, le tout dans un décor qui ne cesse de se désarticuler et de se réagencer pour quitter le salon du compositeur et y revenir. Tout cela est d’une virtuosité admirable, mais n’a pas tout à fait la force du travail accompli sur Eugène Onéguine, ni surtout la même lisibilité. Tchaïkovski-Eletski est omniprésent, mais le spectateur comprend seulement lors du salut final que le rôle a en fait été partagé entre un chanteur et un figurant.
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Commençons malgré tout par saluer la performance de Vladimir Stoyanov, même s’il n’est pas seul Tchaïkovski en scène : sa participation est en tout cas considérablement augmentée par rapport à ce qu’on attend ordinairement d’Eletski, et le rôle acquiert une complexité nouvelle. Néanmoins, ce que le prince exprime par le chant n’est ici qu’une façade, puisque ses véritables sentiments sont bien davantage exprimés par la pantomime pendant tout le temps où il n’ouvre pas la bouche, et ce baryton verdien qu’est Stoyanov n’a finalement guère d’occasions de toucher par sa voix. Lisa trouve en Svetlana Axenova une interprète sensible, et qui possède bien la couleur juvénile d’un personnage que l’on confie parfois à des voix trop mûres : c’est une joie de retrouver celle qui fut sur cette même scène une si belle Fevronia dans Kitège. Vue par Stefan Herheim, la comtesse n’a rien d’une sorcière ou d’un être surnaturel : c’est une vieille femme qui perd la boule, et Larissa Diadkova évite avec soin de la métamorphoser en goule. D’ailleurs, dans le songe d’Hermann, on entend sa voix amplifiée, mais elle reste invisible, ses paroles étant articulées par Tchaïkovski. Superbe Tomski d’Alexey Markov, doté de tout le grave qu’exige le rôle, mais plein de délicatesse, notamment dans son air du premier acte où il sait se dispenser de décibels et d’effets de manche pour créer un climat insidieux. Plus connue dans le répertoire rossinien, Anna Goryachova est une charmante Pauline, à qui Pelageya Kurennaya donne une réplique adéquate dans l’intermezzo mozartien. Misha Didyk, enfin, confirme qu’il est l’Hermann de sa génération ; totalement barytonal dans le grave, il est totalement ténor dès qu’il le faut. Guidé par Mariss Jansons, il renonce à tout expressionnisme et fait confiance à la partition pour créer un personnage mémorable.