C’est peu dire que l’opéra vénitien est en vogue actuellement. Alors que la plupart des opéras de Cavalli ont déjà eu droit à leur retour sur scène, on nous propose aujourd’hui, après Strasbourg, un opéra d’un compositeur plus rare, Giovanni Legrenzi. Très peu de ses oeuvres ont été conservées : maillon clé entre Cavalli et Scarlatti, il contribue à séparer petit à petit récitatifs et arias, ces derniers restant très courts (une seule répétition souvent d’une partie unique) ou exceptionnellement allongés (la déploration de Vénus au début du III), tout en conservant le mélange de burlesque et de sérieux qui caractérise l’opéra privé vénitien du XVIIème siècle. Evidemment, pour séduire un public plus attentif et moins affairé que celui de la création, il a fallu couper. Mais pourquoi avoir choisi de rendre l’œuvre boiteuse ? Pour l’esthétique des contrastes, il faudra repasser : exit les gaudrioles, dehors la farce, ne restent que les sentiments nobles parfois teintés de comique. Hélas ce simple sel ne suffit pas à relever des mets qui se suivent et se ressemblent trop. Le livret nous introduit dans le domaine des dieux grecs et les chassés-croisés amoureux autour de Venus font plus figure de pelote que de fil dramatique. Le titre lui-même n’est justifié que par une micro-scène où Pluton et Neptune se voient confier Enfers et Mers par Jupiter qui conserve le Ciel, pour les consoler de n’être pas aimés de Venus.
© Klara Beck
Sur ce matériau bancal, chef et metteure en scène s’accordent pour lisser un peu plus le tout. En accord avec l’esprit vénitien désacralisant, Jetske Mijnssen transpose l’action dans le grandiloquent hall d’une maison bourgeoise. Tout fonctionne très bien, trop bien : la direction d’acteur est aussi précise que prévisible, passée l’exposition ((Junon est évidemment alcoolique, Mars un flambeur, Mercure l’homosexuel intriguant…), cela tourne à vide. Le décor unique n’ajoute évidemment pas de variété et cette Leda de Véronèse pénétrée et irrumée par le cygne est sans doute ce que l’on voit de plus licencieux. Sans décalage et sans surprise, la première partie est une épreuve et on en vient à regretter qu’elle n’ait pas été davantage abrégée. On notera cependant de très beaux costumes et un traitement intelligent des personnages muets.
La fosse n’offre hélas pas beaucoup plus de verve. Comme lors de sa Calisto de Cavalli au Théâtre des Champs-Elysées, Christophe Rousset contemple Venise en esthète plutôt qu’en bon-vivant : rythmes lents, pupitres équilibrés au millidécibel, clavecin surexposé, harmonies délicates, le résultat est aussi parfait que vite ennuyeux, et hélas encore hélas, répétitif. Les Talens lyriques offrent néanmoins de belles couleurs et un son auquel on ne peut plus reprocher le pointillisme de ses débuts.
Les chanteurs sont heureusement plus en verve et tirent la représentation au-dessus de sa mécanique trop bien réglée. A commencer par Sophie Junker, aussi magnifique à voir qu’à entendre. Voix ample et actrice consommée offrent à Venus les plus beaux moments du spectacle, aussi bien dans la déploration que dans la rouerie. Elle renouvelle notre attention à chacune de ses apparitions. Mêmes louanges pour le Jupiter tonnant de Carlo Allemano : à la fois autoritaire et vacillant, technicien toujours aussi aguerri, sachant également émouvoir dans son désarroi, il est idéal dans ce rôle. La Junon de Julie Boulianne est un peu fâchée avec la justesse au premier acte mais gagne en confiance par la suite jusqu’à une très réussie scène de furie. Physiquement comme vocalement, sa ressemblance avec Inga Kalna est troublante. Au jeu des sosies, Rupert Enticknap se confonds avec David Daniels. Très vivant sur scène, son Mercure maniganceur à l’aigu solaire est une réussite. Dommage que Stuart Jackson et André Morsch n’aient pas davantage l’occasion de briller au delà de leurs parties comiques. Leurs arias au troisième acte laissent brièvement entendre l’étendue de leurs ressources. Ressources auxquelles Arnaud Richard n’a rien à envier, presque trop vaillant Saturne : sa voix grave et pleine d’ascendant contredit souvent son personnage grabataire. Le plateau est aussi peuplé de contre-ténors au medium étoffé mais à l’aigu disgracieux, troublant l’harmonie pour faire vivre les emportements de leurs personnage. Paul-Antoine Benos Djian en Mars ne manque néanmoins pas d’entrain, ni de prestance. Si Vénus jette son dévolu sur l’Apollon de Jake Arditti, c’est vraiment par défi nymphomane, tant celui-ci campe bien son rôle de petit ecclésiastique frustré, gardien de la morale, avec ce qu’il faut dans la voix d’acidité aristocratique. La discorde d’Alberto Miguélez Rouco n’a que peu d’interventions et joue de la disjonction de ses registres pour faire exister son personnage. Soraya Mafi est une Cintia touchante, presque gamine (ce qui rend étonnant de la voir mariée à un Neptune quadragénaire), chantant avec beaucoup de grâce. Ada Elodie Tuca enfin est un virevoltant amour qui ne fait souvent que traverser la scène en courant. Si seulement l’animation de tout ce beau monde pouvait donner de la chaleur…