Créée à La Fenice l’année dernière, cette version de La Favorite arrive sur la scène de l’Opéra Royal de Wallonie, coproducteur du spectacle. Jean-Michel Pennetier avait exposé avec humour ses réserves à l’endroit de l’aspect scénique de la production et il semble que de Venise à Liège rien n’ait changé. Le monastère est toujours cette communauté étrange dont les membres se consacrent à la dessication d’éléments végétaux, dans des fours disposés comme les niches d’un colombarium. Accessoirement ils se réunissent pour prier au pied d’un grand triangle lumineux pointé vers le bas, ce qui en ferait un symbole sexuel féminin. Si c’est le cas, les mâles du domaine profane n’éprouvent pas le même respect, comme on le verra dans le viol collectif d’Inès. L’île enchantée reste ce lieu indéfini, où des formes féminines voilées – larves, lémures ? – deviendront, tombé le voile, des clones de la Cicciolina, peut-être la collection vivante des fantasmes d’Alphonse puisque Leonor semble elle-même une projection de la sulfureuse Ilona. Le cylindre translucide qui en occupe le centre sera la cage où les danseuses mourront d’épuisement pour le plus grand plaisir des mâles présents. Il deviendra ensuite un socle à degrés, mi-trône mi-autel où l’union de Leonor et de Fernand sera célébrée par Alphonse, puis le promontoire rocheux où, telle Brünnhilde, Leonor attendra la fin de la grande scène entre le roi et son protégé. Cela fait des images saisissantes, surprenantes, mais y a-t-il un lien entre elles et l’œuvre ? De même, la dichotomie femmes-victimes hommes-bourreaux dérive-t-elle de l’œuvre ou lui est-elle plaquée ? La démarche de Rosetta Cucchi nous a rappelé celle de Matthias Hartmann pour sa mise en scène de Tiefland, où l’homme de bonne volonté, Pedro, est comme Fernand le jouet des calculs des puissants et celle de La flûte enchantée où La Fura del Baus avait fait la promotion de la matière plastique.
S’il est moins problématique, le versant vocal n’est pas irréprochable, essentiellement à cause de la prononciation du français. En choisissant la version originale de La Favorite ,le surintendant cherchait probablement à contenter tout le monde : la communauté francophone de Belgique qui est un important soutien de l’Opéra royal de Wallonie et la communauté italienne qui y trouve avec délices ses auteurs favoris. A l’entracte, des membres de la première exprimaient bien haut leur déception, et il est de fait que, hormis Cécile Lastchenko, d’origine bruxelloise, Matteo Roma, jeune trévisan, et Sonia Ganassi, déjà interprète du rôle-titre à Séville en 2008, le reste des solistes péchait sans exception, ce que le chœur maison soulignait involontairement dans des interventions aussi intelligibles que musicales. Balthazar difficilement crédible comme aîné de la communauté et mentor de Fernand, faute d’un grimage qui l’aurait vieilli, Ugo Guagliardo chante bien, sans essayer de se fabriquer une voix autre que la sienne, mais elle manque pour nous de la profondeur qui devrait rendre saisissante l’intervention de Balthazar auprès du roi. Les intentions sont justes, les moyens un rien limités. Il en est de même pour Mario Cassi, qui interprète le rôle d’Alfonso, à la différence qu’il est parfois tenté pour en imposer de grossir le son, au détriment de la stricte musicalité. Globalement le personnage est crédible, les limites de l’extension sont atteintes sans difficulté notable, reste le handicap de la langue qui lui est manifestement étrangère.
La remarque vaut aussi pour Celso Albelo ; il fait manifestement de son mieux et parfois c’est presque bien, mais la maîtrise phonique reste insuffisante. C’est d’autant plus regrettable que la voix semble à son mieux, éclatante comme et quand il faut, et que le souci de nuancer l’emporte presque toujours sur celui de faire du son, si bien que l’évolution du personnage selon les vœux du compositeur est bellement respectée. Sonia Ganassi met depuis longtemps un point d’honneur à chanter en français, et son désir d’apprendre à prononcer de la façon la meilleure est connu de chefs tels que Michel Plasson. On ne peut certes oublier, en l’entendant, que le français n’est pas sa langue maternelle, parce qu’on perçoit l’application. Mais elle ne s’égare pratiquement jamais sur la couleur d’une voyelle, et jamais lourdement. Cette assurance conquise à force de volonté va de pair avec sa maîtrise du rôle, dont elle fouille et met en évidence toutes les facettes expressives. La voix reste docile, ductile, et a gagné en profondeur sans qu’en pâtissent les aigus, dardés avec la violence des tourments endurés, et la projection excellente la promène sans effort. C’est une qualité que possède aussi la jeune soprano Cécile Lastchenko, qui démontre dans la chanson de l’Ile enchantée souplesse et longueur, avec du corps et des aigus brillants qui devraient lui valoir de premiers rôles. Le ténor Matteo Roma montre quant à lui un beau tempérament scénique dans le rôle du jaloux Don Gaspar, l’âme de la coterie des nobles.
On pourrait croire que les imperfections relevées vont plomber la représentation sans recours. Et pourtant… par moments, on oublie ce qui fâche pour l’accord de deux voix, pour la mise en place irréprochable d’un final, pour la délicatesse bellinienne d’une introduction, pour le saisissant ensemble de cuivres, précis et mélodieux. La direction de Luciano Acocella semble d’abord prudente, assez terne, il n’a peut-être pas été assez exigeant pour obtenir des cordes la finesse initiale destinée à déterminer le climat quasiment surnaturel que les aspirations de Fernand vont bouleverser. Mais il évite l’emphase et les boursouflures, et impulse aux ensembles un rythme qui donne le sentiment de la juste dynamique, si bien que les finals tombent bien d’aplomb, pour notre ressenti. Apparemment l’impression était partagée, car le chef recueille avec les musiciens un vif succès, comme tout le plateau, les vainqueurs incontestables étant évidemment Leonor et Fernand !