Tamino est un prince ; mieux encore, c’est un homme. La reprise de La Flûte enchantée dans la production de Simon McBurney, présentée à Aix en 2014 mais créée à Amsterdam en 2012, nous rappelle combien l’opéra maçonnique de Mozart fait de l’humanité une qualité primordiale, sans jamais sacrifier la magie essentielle du récit. Rarement les personnages imaginés par Schikaneder auront été aussi proches de notre quotidien, jusque dans ce qu’il a de plus trivial : Tamino surgit d’abord en jogging et baskets, les trois Dames portent treillis et rangers, et Papageno n’est pas loin du SDF. Tout cela contribue à faire d’eux non pas des archétypes issus du répertoire des mythes, mais des êtres de chair et de sang dont l’histoire nous touche immédiatement. Même la reine de la Nuit est ici bien autre chose qu’un monstre glaçant, même Monostatos est humain, trop humain. Quant à la magie du spectacle, elle vient de la conjonction de procédés anciens ou modernes, simples ou sophistiqués : projection vidéo sur le fond du décor ou sur un rideau d’avant-scène, mais aussi oiseaux symbolisés par une simple feuille de papier pliée en deux et tenue par un membre du chœur. L’espace central du plateau est occupé par une énorme plate-forme mobile qui peut se soulever dans tous les sens, et qui devient tantôt plancher, tantôt plafond, tantôt table, tantôt mur, le tout de manière toujours naturelle (là où un procédé comparable tournait à vide dans Erismena l’an dernier). De part et d’autre, deux exemples de magie humaine : une bruiteuse réalise tous les effets sonores présents durant les dialogues parlés, et un dessinateur munie d’une craie se charge de modifier le décor par le biais de projections en direct. Miraculeusement, la présence visible de ces techniciens n’enlève rien à la féerie, elle y contribue même. Et le fait que Tamino ou Papageno laisse un des membres de l’orchestre jouer de leur instrument – flûte ou glockenspiel – à leur place paraît lui aussi couler de source.
© Festival d’Aix-en-Provence
Cette magie naturelle, on la retrouve dans la direction de Raphaël Pichon, dont l’exploration mozartienne trouve ici l’une de ses formes les plus abouties. A quoi tient la beauté de ce que propose l’Ensemble Pygmalion ? Au délié d’un jeu qui ne pèse jamais, à la finesse de détail de cette interprétation – telle phrase du basson que l’on n’avait pas encore aussi bien remarquée, telle intervention des cordes… – et aussi à une utilisation merveilleusement intuitive des silences, qui mettent en valeur le chant comme c’est rarement le cas et suscitent du même coup une grande qualité d’écoute. Constamment acteur de la représentation, le chœur fait preuve d’une délicatesse comparable, et séduit jusque dans un passage comique comme la danse des hommes de Monostatos charmés par les clochettes.
Sur scène, on fêtait d’abord le retour du trio central déjà présent en 2014. Dans un rôle emblématique, Stanislas de Barbeyrac s’impose comme une évidence : Tamino lui va comme un gant, et le ténor prête au prince toute cette humanité que confirme son initiation. Mari Eriksmoen est une Pamina alliant grâce et détermination, à la voix pure mais au grave affirmé, et dotée d’une élégance de danseuse lorsqu’elle fait tourner au-dessus de sa tête le parapluie prêté par Papageno. Oiseleur plein de bonhomie, Thomas Oliemans met forcément le public dans sa poche sans jamais forcer le trait. En 2014, le retrait d’Albina Shagimuratova avait suscité son remplacement par deux consœurs, dont déjà Kathryn Lewek : son portrait de la reine de la Nuit est un des plus achevés qu’il nous ait été donné d’entendre car, si la virtuosité est parfaitement en place, l’incarnation va bien au-delà et parvient à rendre profondément émouvante cette « méchante » redevenue humaine. Tout le reste de la distribution est renouvelé, avec notamment, en Sarastro, un DImitry Ivashchenko aux graves abyssaux, même si on les entend un peu moins lorsqu’il se trouve tout au fond de la scène. On reconnaît la qualité d’une Zauberflöte au prestige de sa Première Dame : confier ce personnage à Judith van Wanroij à l’heure où celle-ci aborde les grands rôles mozartiens relève du luxe insolent, qu’on savoure à sa juste valeur. Si le Monostatos de Bengt-Ola Morgny ne brille pas toujours par ses qualités purement vocales, Christian Immler est un fort éloquent Sprecher, et Lilian Farahani une exquise Papagena. Les trois enfants issus de la Chorakademie de Dortmund enchantent par leur justesse dénuée de toute verdeur, ainsi que par leur talent d’acteurs.
Un tel spectacle nécessite d’être vécu en salle pour être pleinement apprécié, mais vous pourrez malgré tout tenter d’en capter la magie sonore lors de sa diffusion sur France Musique le 9 juillet.