On a tôt fait de voir dans La Flûte Enchantée un simple conte musical, à la structure et aux développements si prévisibles qu’il serait tout indiqué pour initier les enfants à l’opéra. Peu de pièces, pourtant, présentent une intrigue si touffue, pleine d’allers-retours et de tâtonnements, loin de la construction dramatique fluide et de la virtuosité des enchaînements qui éclairent d’autres chefs-d’œuvre de Mozart. Ici, le spectateur change de point de vue sur un personnage sans trop comprendre quand et pourquoi l’éclairage sur celui-ci s’est modifié ; là, l’humanisme du propos le touche, avant qu’une saillie misogyne le déconcerte. Tant de contre-pieds et de revirements achèvent de faire ressembler la Flûte Enchantée à un vaste puzzle dont les pièces ne s’imbriqueraient pas naturellement, si la musique égale dans sa splendeur vif-argent, n’y mettait pas un peu du sien. D’immenses metteurs en scène s’y sont fourvoyés, quand d’autres, à l’instar de Patrice Chéreau, ont considéré que la tâche était impossible.
Que le chorégraphe Pierre Rigal ait relevé le gant en voulant, justement, privilégier une approche lisible était courageux ; qu’il y parvienne avec un certain succès s’avère admirable. Déjà donné à Toulouse en décembre dernier, son spectacle présente l’astuce de laisser le public sur sa première impression : ravisseur de Pamina, gourou irascible d’une confrérie dont les prêtres semblent rescapés de la secte de l’ordre du temple solaire, Sarastro reste le démon décrit au début du premier acte, quand la Reine de la Nuit ressemble moins à une harpie malfaisante qu’à une femme bafouée. Ce paysage posé, la fable se déroule sans temps mort, soutenue par une direction d’acteurs enlevée, pas mal d’humour et des décors qui, s’ils cèdent parfois à l’influence du Regietheater (l’entrée du temple prend la forme d’une station-service), n’oublient pas d’apporter à la soirée une dose de féérie qui culmine dans les épreuves du feu et de l’eau ou lors de l’apparition de la Reine de Nuit sur un fond de scène évoquant les légendaires illustrations de Schinkel. Certes, le tableau contient quelques scories : les dialogues parlés, lus en français par des comédiens figurant Mozart et Schikaneder, n’évitent pas certaines longueurs, et les commentaires de texte qui défilent sur des écrans trahissent certaines facilités. Mais enfin, voilà une production cohérente dans son propos et aboutie dans sa réalisation, ne gâchons pas notre plaisir !
© Opéra de Rouen
D’autant que la distribution a tout pour enthousiasmer. Sous la direction équilibrée et dynamique de Ben Glassberg, les chanteurs donnent le meilleur d’eux-mêmes. Les choristes d’Accentus, fidèles à leur réputation, impressionnent à chacune de leurs nombreuses interventions. Les solistes sont à l’avenant : à peine trentenaire, Krzysztof Baczyk a non seulement tous les graves, mais aussi l’aplomb d’un beau Sarastro tandis que la puissante Galina Benevich a le grand mérite de ne pas réduire la Reine de la Nuit à la justesse du contre-fa, au demeurant inattaquable. Habitué aux emplois rossiniens, Juan Francisco Gatell, guère aidé par un costume tiré d’une planche de Tintin, apporte à son Tamino un soupçon de latinité qui pourra rappeler Francisco Araiza. Dans cette équipe sans faiblesse majeure, d’où émergent également un beau trio de dames et l’Orateur au timbre de bronze de Simon Shibambu, c’est la Pamina puissante, énergique et ductile d’Elisabeth Boudreault que l’on remarquera le plus, avec le Papageno de Benjamin Appl, superbe voix de Liedersänger et abattage incomparable, plus insolent et moins pataud que ce que l’on trouve généralement dans ce rôle. Aux saluts, c’est d’ailleurs lui qui reçoit, avec les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen-Normandie menacés d’une fusion par le Conseil régional, les plus grandes ovations d’un public au sein duquel avaient pris place beaucoup de jeunes et de très jeunes ; amener des enfants voir La Flûte Enchantée, dans des conditions pareilles, c’est finalement une très belle idée !