Entre 1701 et 1800, le personnage de Griselda, la bergère devenue reine, et dont la vertu triomphe des épreuves que lui inflige son époux, a inspiré de nombreux compositeurs. Fidèle à sa vocation d’illustrer le patrimoine musical de l’Italie du Sud, le Festival de la Valle d’Itria a proposé cette année, pour le tricentenaire de la création, la version du Napolitain Alessandro Scarlatti dans une nouvelle édition critique établie conjointement par Luca Della Libera, qui s’est spécialisé dans l’étude du compositeur, et l’ensemble La lira di Orfeo, un orchestre de musique baroque né il y a six ans qui se présente comme « le réservoir créatif de l’imaginaire musical du contreténor italien Raffaele Pe ». Voilà deux décennies, la version proposée par René Jacobs avait fait sensation. En sera-t-il de même pour celle-ci ?
Si l’on s’interroge, à l’issue d’une soirée où les plaisirs musicaux n’étaient pas rares, c’est que le rendu sonore de l’orchestre a déconcerté plus d’un spectateur. Dans un entretien qui figure dans le programme de salle, où l’on peut trouver livrets et analyses, George Petrou, qui dirige ces représentations, évoque la recherche de l’authenticité à propos de la réception actuelle de cette musique. Sans nul doute, dit-il, les volumes sonores familiers aux auditeurs de 1721 étaient bien plus faibles que les nôtres. On peut bien sûr se demander comment les définir, mais l’essentiel n’est-il pas de permettre au public d’aujourd’hui de recevoir l’impact de ce répertoire ? Or, hier soir, pour nombre d’entre nous, cet impact était bien affaibli, car la perception globale était que l’orchestre sonnait « confidentiel ». Etait-ce un parti pris destiné à favoriser le plateau à l’occasion de la diffusion en direct à la radio, dont les auditeurs auront eu un autre rendu sonore ?
Composé de trois actes, l’opéra est ici proposé en deux parties, la première liant l’acte I et les quatre premières scènes de l’acte II. Cette option destinée à faire de la scène de désespoir de Griselda un clou de la représentation vient perturber quelque peu la clarté dramatique, liée à la distribution des lieux. D’abord la cour, où le roi répudie son épouse Griselda, d’origine roturière, à la demande de son entourage aristocratique. Puis la forêt, où Griselda s’est réfugiée et où il vient chasser en compagnie de la future reine, qui rencontre Griselda et veut la garder à ses côtés. Cette forêt est aussi le lieu où Griselda doit résister au chantage affectif du vassal qui la convoite. Enfin à nouveau la cour : ce lieu de l’humiliation initiale sera celui du triomphe final de la vertueuse Griselda.
Mettre en scène une intrigue aussi baroque n’est sûrement pas une partie de plaisir. Si le travail sur le troisième acte, où les protagonistes apparaissent liés sur des chaises disposées en file, ne nous a pas vraiment convaincu, le traitement des deux premiers est plutôt respectueux du livret et tout au long de la représentation, même si l’on peut discuter certaines options, on ne peut qu’admirer la richesse du travail accompli et l’à-propos de certaines idées, comme l’attaque dans la forêt, qui montre l’homme être un loup pour la femme. Ainsi qu’elle s’en explique dans le programme, Rosetta Cucchi a choisi de transposer le cadre médiéval de Boccace, que l’adaptation d’Apostolo Zeno avait conservé, dans la Sicile de la fin du XIXe siècle, quand la légitimité des titulaires du pouvoir, à la suite de la naissance du royaume d’Italie, était remise en question. Cela lui permet d’utiliser la pratique locale du « linge mouillé », méthode ancestrale destinée à supprimer les nouveau-nés de sexe féminin, pour faire image et représenter la disparition du premier enfant de Griselda, une fille qu’elle croit morte. Le spectateur aura-t-il compris que la femme en noir qui a ravi le bébé, quand elle revient sporadiquement sur scène, est en fait une vision obsédante de Griselda ? Ce n’est pas sûr. En revanche il est clair que l’individualité féminine est niée, par l’uniforme des suivantes et par le voile qui anonymise leur visage, même dans la forêt, et cela nous pose problème que Griselda continue de l’accepter.
Car cette Griselda, à en juger par l’attitude initiale de l’interprète, n’est pas le concentré de soumission qui définit le personnage. Dans le découpage scénique original, elle apparaît après l’annonce publique par le roi de sa répudiation, et on la découvre d’emblée dans la soumission entière, attitude dont elle ne se départira qu’au dénouement, en refusant d’appartenir à un autre homme. Ici, présente avant même que le roi ne prenne la parole, son immobilité figée trahit un conflit. Sans doute y a-t-il eu un avant pénible, dont ce qu’elle subit devant nous n’est que l’aboutissement, mais cette raideur visible est-elle dans le personnage ? Texte et musique permettent d’en douter. En revanche, les autres personnages séduisent. Certains sont ajoutés, comme cet ecclésiastique omniprésent, adjoint vigilant de la classe dominante, toujours prêt à régenter les relations privées fût-ce par la violence déléguée. D’autres sont révélés dans la spontanéité de leurs sentiments, comme le jeune Roberto, amoureux de Costanza, dont la révolte fougueuse est combattue par sa hiérarchie des valeurs. Deux tentatives de suicide tirent l’œuvre vers le noir alors que, nous semble-t-il, le couple Costanza-Roberto tend vers la comédie, avec ses accents de dépit amoureux. mais redisons-le, il s’agit d’interprétation, non de trahison.
L’arrivée de Roberto (Myriam Albano) et Costanza (Mariam Battistelli) au royaume de Gualtiero. A l’arrière-plan, leur vaisseau. au royaume de Gualtiero © clarissa lapolla
Dans les décors minimalistes mais suffisants de Tiziano Santi, un grand canapé chantourné fait fonction de trône. Il occupe le centre de la scène, et repose sur un lit de sable qui sera à la fois un réservoir de souvenirs, un support éphémère pour un avenir impossible et le réceptacle impuissant d’une violence destructrice. Cet aspect symbolique est encore renforcé par l’omniprésence en fond de scène d’une grande structure enveloppée de linges blancs, réceptacle d’une Griselda représentant l’être féminin emprisonné dans le carcan du pouvoir masculin, qui sera dévoilée au dénouement, et par cinq autres mini sculptures de plexiglass d’une même inspiration symbolique dues à Davide Dall’Osso. La forêt sera présente par les branches mortes que les suivantes fidèles à Griselda rassembleront en cercle pour former un enclos. Pour les costumes de Claudia Pernigotti, hormis la robe rouge de Costanza, qu’elle devra abandonner pour l’uniforme imposé à la future reine, c’est du noir et du blanc. Le critère temporel des années 1880 n’est pas strictement suivi, mais cela n’a aucune importance car cette plongée dans l’oppression exercée par les hommes sur les femmes – même avec les meilleures intentions – est sans époque. Discrètes, les lumières de Pasquale Mari se renforcent ou s’atténuent en fonction des climats et mettent discrètement en valeur les protagonistes.
A tout seigneur tout honneur, Raffaele Pe, dans le rôle de Gualtiero, déploie très vite l’étoffe soyeuse de sa voix bien timbrée et s’impose comme la vedette de la distribution. L’amplitude et la souplesse sont connues et pleines et entières ; si quelques graves sont moins sonores – aucune indication sur le diapason utilisé – si au troisième acte un retard fugace est aussitôt rattrapé, arrogance et douceur se succèdent comme le personnage l’exige. Il n’émeut guère ? Forcément, il semble mener un jeu détestable. Mais la séduction vocale agit sans conteste. Sa Griselda est Carmela Remigio dont il n’est pas un secret que nous apprécions l’attitude volontaire de sortir des sentiers battus et d’oser aller jusqu’à ses limites. Peut-être ce rôle en fixe-t-il une ? Est-ce, dans un découpage scénique conçu pour elle, la conception d’une Griselda d’emblée contractée, pleine d’une colère rentrée, qui donne à la voix cet éclat que nous percevons comme forcé, quand nous voudrions l’entendre couler de source, à l’unisson de la soumission exprimée ? Cette impression initiale, la réussite des scènes pathétiques dont la cantatrice s’est fait une spécialité ne parviendra pas à la faire oublier. Si l’on ajoute quelques graves peu audibles, quelques aigus extrêmes seulement approchés, cela ne suffit pas à discréditer une incarnation émouvante et courageuse mais qui ne nous comble pas.
A Francesca Asciotti est échu le rôle du méchant Ottone ; il convoite Griselda depuis longtemps et puisqu’elle est répudiée il s’attend à ce qu’elle lui tombe dans les bras. Comme elle repousse ses déclarations amoureuses, il va explorer d’autres moyens : l’intimidation, la menace, le chantage, la violence physique, et exposer cyniquement ses sentiments et ses intentions. La chanteuse a la désinvolture scénique suffisante pour rendre crédible le personnage, la couleur et la conviction vocale et les moyens nécessaires pour se tailler un beau succès. Nous lui avons préféré pourtant Miriam Albano, qui chantait Roberto, l’amoureux de Costanza, en principe destinée à succéder à Griselda dans le lit de Gualtiero. Irrésistible dès son entrée en adolescent révolté elle saura moduler son émission en fonction des affects exprimés, avec une agilité des plus remarquables et un timbre séduisant qu’elle sait colorer. Corrado, le souverain des Pouilles, le vieil ami auquel Gualtiero a confié la garde de la fillette prétendument morte et qui la lui ramène, trouve en Krystian Adam un interprète très convaincant, malgré une petite faiblesse dans une vocalise rapide qui le met fugacement en peine ; la voix est bien timbrée et projetée avec vigueur. A ce propos, l’espace scénique est redoutable car il y a des points morts. En faire le relevé et se souvenir que quand les chanteurs sont de profil leur voix part en coulisse serait sans doute utile.
Reste Costanza, la fille cachée en qui la voix du sang a parlé lors de sa rencontre avec Griselda. Mariam Battistelli est une jeune femme très séduisante, dont on peut dire qu’elle a le physique du rôle. Mais en a-t-elle la voix ? A son entrée nous la percevons acide, et si dans les moments lents la sensation disparaît elle se ranime dans les passages agités, où la vélocité n’est pas mirobolante. Mettons qu’il s’agit d’une voix encore verte ; quant à la désinvolture scénique, elle est déjà acquise.
Georges Petrou, donc, dirige avec une probité amoureuse l’ensemble La Lira d’Orfeo, environ vingt cinq musiciens. Aucune esbrouffe, aucune recherche d’effet pour en mettre plein les oreilles. Cette discrétion, nous l’avons dit, nous a parfois semblé excessivement austère, comme à d’autres. Elle n’a pas nui, évidemment, aux mélodies dévolues à la flûte, mais mis le continuo sous le boisseau. Probablement serait-elle mieux goûtée dans un théâtre clos, comme l’était celui de la création. Quoi qu’il en soit, l’accueil réservé à la production et aux interprètes a été des plus chaleureux, et la présence, malgré les conditions sanitaires, d’un public international prouve une fois encore que Martina Franca a su créer l’événement !