« Tu me diras que vient faire Rachel dans le palais [au troisième acte] ? », racontait Adolphe Nourrit à un ami lors de la création de La Juive à Paris, « Et je te répondrai qu’elle vient pour remplir une partie de soprano dans un final qui ne peut se passer d’elle… et puis elle donne le bras à son père, n’est-ce pas suffisant ? ». Ainsi le créateur du rôle d’Eléazar moquait les invraisemblances du livret de Scribe. Ses faiblesses dramatiques n’ont pourtant pas empêché le chef d’œuvre de Fromental Halevy de rencontrer dès sa création un franc succès.
Emblème du grand opéra à la française avec tout ce que cela signifie d’exigences scéniques, musicales et vocales, représentée plus de 600 fois à Paris jusqu’en 1934, choisie entre autres pour inaugurer le Palais Garnier en 1875, La Juive après une éclipse d’un gros demi-siècle connaît depuis peu un regain d’intérêt auquel l’actualité n’est pas étrangère. Le fanatisme religieux personnifié par le juif Eléazar et le chrétien Brogni, trouve un écho tragique dans les événements qui de plus en plus ensanglantent notre époque. À Gand où elle est représentée jusqu’au 21 avril avant de gagner Anvers pour six représentations, la protection policière a été renforcée aux abords de l’opéra et le public est minutieusement fouillé avant d’entrer dans le bâtiment. Le livret de Scribe, malgré ses insuffisances, s’avère plus que jamais d’une brûlante modernité.
Cette modernité est providentielle pour un metteur en scène épris de relectures décapantes comme Peter Konwitschny. Trop ! L’imagination sollicitée outre mesure par les correspondances envisageables entre fiction et réalité se dissipe en un surcroît de démonstrations. Les procédés scénographiques se reproduisent jusqu’à épuisement. Des gants jaunes et bleus distinguent juifs et chrétiens. Les choristes, Rachel puis Eléazar investissent la salle à plusieurs reprises avec l’inconfort sonore et visuel que cela implique, pour les spectateurs du parterre mais pas seulement. A-t-on pensé aux artistes contraints de chanter toutes lumières allumées coincés entre deux rangées de fauteuils, dos tourné au chef d’orchestre ? Des éléments empruntés au Regietheater encombrent le propos : une baignoire au premier acte, Eléazar et Rachel marchant au supplice vêtus de blanc comme des jeunes mariés. Eudoxie boit trop de champagne et dégrafe – non sans difficultés – sa robe pour chanter son air. Pourquoi pas, et pourquoi lorsque, comme ici, les libertés prises avec le livret brouillent la lisibilité de l’argument sans en renforcer le propos ? Au moins, le décor tubulaire, suffisamment abstrait pour figurer les différents lieux du drame, et les costumes d’une élégante sobriété contemporaine n’ajoutent pas au cafouillis scénique.
© Annemie Augustijns
On peut cependant se demander dans quelle mesure ces partis-pris n’ont pas influé sur les aménagements pratiqués dans la partition. Coupures et inversion de numéros accentuent l’impression d’opéra mal ficelé. Dirigées à la hussarde par Tomáš Netopil, les forces de l’Opera Vlaanderen – chœurs et orchestre – cumulent dérapages (les cuivres) et décalages, sans aucun souci audible de nuances et de dynamique.
Impossible de comprendre un seul mot du texte tant la diction française des chanteurs, Roberto Sacca excepté, est approximative. Tous font preuve d’un engagement exemplaire et c’est cet engagement qui tient l’intérêt en éveil, malgré le défaut de prononciation, malgré les limites inévitables face à des rôles conçus à la mesure de voix légendaires. Ainsi le vocabulaire belcantiste de Nicole Chevalier peut sembler limité pour rappeler les liens qui unissent Eudoxie à certaines héroïnes rossiniennes. Léopold, plus encore, évoque Rossini par la virtuosité d’une écriture tendue. Randall Bills était invité à Pesaro l’été dernier mais doit encore fourbir ses jeunes armes en termes d’audace, de projection et de souplesse s’il veut continuer d’explorer ce répertoire. Il faut dire que le personnage du Prince, noble et séduisant mais pleutre, est ingrat au possible. Asmik Grigorian brûlerait les planches si sa Rachel kamikaze consentait à ne plus s’enivrer de sons et à sortir du registre hystérique dans lequel elle consume les ressources d’un soprano non exempt de duretés. La tessiture de falcon (du nom de la créatrice du rôle) est impitoyable par l’ampleur qu’elle requiert. Russe jusque dans les sonorités rocailleuses de sa voix de basse, Dmitry Ulyanov possède une autorité contredite par des notes graves disgracieuses. Éprouvé par les éclats nécessaires à Ruggiero, le garde-chiourme des chrétiens, Toby Gerling efface en quelques interventions l’impression favorable qu’il avait laissée dans Winterreise sur cette même scène la saison dernière.
Bref, bleu ou jaune, on jetterait le gant si Roberto Sacca ne délivrait une interprétation remarquable d’Eléazar. Qu’il soit couché sur le sol à l’avant-scène ou planté au milieu du parterre sous le feu des projecteurs, l’intensité de l’expression, délicate en ce qu’elle doit combiner intransigeance religieuse et tolérance paternelle, ne se relâche jamais. Seule, la cabalette après « Rachel quand du seigneur » laisse deviner la fatigue mais le ténor se ressaisit rapidement pour porter à bout de bras la scène finale. Le français, sans être parfait, est suffisamment clair pour rester intelligible. La voix est solidement campée sur le médium sans qu’on sente l’effort ou même le passage dès qu’il lui faut s’élever dans l’aigu. La puissance est conséquente. Après avoir beaucoup consacré à Mozart, Roberto Sacca envisage à présent des rôles plus dramatiques – Bacchus (Ariadne auf Naxos), Fidelio, Peter Grimes… Cet Eléazar prométhéen devrait l’encourager à poursuivre dans cette voie.