La création était attendue. Certes, on connaissait les talents de compositeur de Leonardo García Alarcón, notamment dans l’écriture du dernier acte de Il Prometeo, de Draghi, dont l’ouvrage avait été privé. Mais, si pasticher n’est pas chose aisée, la démarche, fondée sur une fine connaissance du langage utilisé par l’auteur, diffère largement de la création la plus authentique.
Seuls les théologiens et les érudits s’intéressent aux écrits apocryphes, c’est-à-dire refusés par l’Eglise. La vénérable Bibliothèque de la Pléiade y a consacré deux forts volumes, remarquablement documentés. Le second n’a pu prendre en compte l’Evangile de Judas, sur lequel se fonde l’oratorio de ce soir, puisque révélé postérieurement à sa publication (2005). La providence a permis la rencontre du chef argentin, installé à Genève, avec ce texte surprenant, gnostique, où Judas apparaît, à rebours de son statut, comme l’agent choisi par le Christ pour accomplir son sacrifice. Le livret, en italien, rédigé par un érudit passionné de Dante, Marco Sabbatini, s’articule en neuf chants, qui renvoient à la Divine Comédie. Leonardo García Alarcón, sensible à la pensée de son compatriote Jorge Luis Borges comme aux images et poèmes de Pasolini, a longuement mûri sa démarche et son propos. Patiemment amorcée il y a quatre ans, l’écriture, fouillée, en a été achevée il y a quelques semaines. Sa richesse, sa densité, sa force dramatique appellent plus qu’un compte rendu, et nul doute que les exégèses ne fleurissent dans les prochaines semaines.
Saluons déjà l’exploit : l’oratorio semble passé de mode, très peu ont été écrits et donnés ces dernières décennies. Faut-il classer l’ouvrage dans la catégorie néo-baroque, par référence au néo-classicisme qui marqua notre histoire musicale il y a un siècle ? Si la démarche n’est pas nouvelle et s’inscrit dans un monde globalisé où l’espace et les temps se marient pour engendrer des oeuvres parlant à tous, l’ampleur du projet, son ambition, sa durée, les moyens mobilisés lui confèrent un statut exceptionnel. La koiné diálektos [langue commune] baroque fonctionne, crée toujours l’émotion, et le compositeur, qui en est imprégné, ne peut que la restituer, au travers de langages, de styles, les plus divers, sorte d’universaux, magistralement imbriqués, unifiés par une pensée visionnaire. L’important n’est-il pas de communiquer à chacun et à tous, quels que soient leur culture, leur âge, leur parcours, et de fédérer l’auditoire au travers d’émotions partagées et renouvelées ?
L’écriture se fonde sur le contrepoint le plus élaboré, du canon josquinien à l’Art de la fugue, et on se prend à penser que cet art, dont on pensait avoir épuisé les richesses, n’a rien perdu de sa force expressive première, pour une permanence, une intemporalité toujours fructueuses. Le sous-titre indique « Labyrinthe canonique en musique sous forme d’oratorio ». Parcours énigmatiques, jeux de miroir, illustrent une trame narrative et méditative qui renvoie évidemment à l’archétype des Passions. Mais les trois vecteurs traditionnels (l’Evangéliste, les protagonistes avec leurs arias et ensembles, les chœurs) sont dépassés pour une fluidité constante de la narration, qui tient l’auditeur en haleine.
L’introduction (« Incipit »), confiée à la Sibylle, chœur invisible de femmes, correspond à 56 portées de trois phrases chacune, du Dies irae… Certes, le chant, superbe, nous entraîne hors du temps, par sa durée, son caractère répétitif, séquence obsédante comme une litanie, mais paraît particulièrement long à l’auditeur. Le bandonéon et la contrebasse ouvrent l’épisode où le Christ appelle ses disciples à répandre sa parole. Surprenante orchestration, mais, comme le confirme la prophétie de l’Ange, qui dialogue avec lui, la basse et sa rythmique nous renvoient directement à Bach. Les chorals (« O Haupt voll Blut und Wunden », « Christ lag in Todesbanden ») confirment cet ancrage, essentiel. Force nous est de renoncer à l’énumération des références, qui prendrait plusieurs pages à elle seule. De la Renaissance au reggae, la surprenante intégration d’éléments très disparates à l’illustration du récit s’effectue graduellement et harmonieusement. Des Franco-flamands à Stravinsky ou Schönberg (le quintette pour instruments à vent), ou au gospel et Armstrong, sans omettre les sources argentines (Piazzolla) l’auditeur se trouve parcourir plus de cinq siècles de musique, sans que le flot mêlé de ces courants dérange. Tout au contraire, l’adéquation entre ces chacune des ces formes d’expression et le drame dont nous sommes les témoins participe-t-elle à l’émotion ressentie, renouvelée et forte . Les 86 numéros, y compris les plus brefs, mériteraient une approche détaillée. La durée de l’œuvre – pratiquement trois heures – l’interdit.
Les solistes (La Passione di Gesu) © Bertrand Pichène
Familiers du chef argentin, les solistes sont irréprochables, soigneusement choisis pour leurs qualités en relation avec la partition. Toujours exquise et juvénile, voix aussi aérienne que déliée, Julie Roset, dont le rôle est écrasant, nous vaut un ange plus vrai que nature, d’une prodigieuse technique au service de l’émotion (la « gymnopédiede l’ange gardien » a cappella). Mariana Florès est Marie-Madeleine, flamboyante, promue au rang de disciple, qui acquiert ainsi une dimension dramatique amplifiée. Dès l’annonce de la résurrection, l’exaltation passionnée est là, avec les moyens que l’on sait. Marie, Ana Quintans, en est la compagne, et toutes deux vont former un ensemble contrasté à souhait. Sa plainte, avec basse continue puis a cappella, chargée d’émotion, nous bouleverse. Les figures masculines sont dominées par le Jésus d’Andreas Wolf et le Pierre de Victor Sicard. Le premier, sans doute l’une des plus belles basses de notre temps, se montre l’égal de lui-même, c’est-à-dire admirable, par son timbre, sa projection au service d’une expression poignante comme sereine (« La colonne de feu », « les générations futures »). Quant à Victor Sicard, il ne l’est pas moins, avec un engagement total. Mark Milhofer est Yehudah, figure patriarcale, dont les interventions solistes sont réservées à la seconde partie. On se souviendra de son « Nel mio sogno » (n°57/1) et du « Diventero la favola » (n°65). Solide ténor, dont la voix est égale, il donne à ces pages toute l’expression attendue. Les autres apôtres, chantés par des artistes du chœur, n’appellent que des éloges. Les ensembles, nombreux, différenciés, forcent l’admiration pour leur écriture comme pour leur traduction vocale et dramatique.
Fréquemment sollicité, sous diverses formes (les anges et archanges, les sibylles, les Grands-prêtres, la foule et l’humanité), particulièrement investi dans cette extraordinaire aventure, préparé par le toujours discret Thibaut Lenaerts, le Chœur de chambre de Namur, compagnon fidèle des réalisations de Leonardo García Alarcón, nous vaut les couleurs, les interjections et les phrasés les plus éloquents. La crucifixion (avec « Chist lag in Todesbanden », auquel participe l’Ange), est une belle promesse. Elle sera tenue, malgré le défi posé par la difficulté croissante de l’écriture. Tout est captivant, depuis le monumental Pater noster à 14 (solistes et chœur) jusqu’au canon conclusif.
Enfin, enrichi de ses composantes « modernes » (de la clarinette au marimba et à la basse électrique), totalement engagé dans cette ambitieuse création de son chef, l’orchestre se montre sous son meilleur jour, traduisant idéalement les intentions du compositeur.
Partition forte, exigeante, fouillée et aboutie, cette Passion, appelée à faire date, servie par des interprètes totalement investis, a été très longuement saluée par le public, enthousiaste. Elle sera diffusée sur les ondes de France Musique le 24 octobre à 20h. L’occasion pour tous de découvrir, ou de réécouter ce qui est non seulement l’un des événements majeurs de cette saison, mais aussi une œuvre marquante à laquelle on présume un avenir radieux.