Loin de Disney, qui mieux que le compositeur Hans Abrahamsen, né à deux jours de Noël à Copenhague, pouvait-il adapter l’œuvre de son compatriote Hans Christian Andersen ? Il n’est qu’à prêter l’oreille au superbe opéra créé il y a tout juste deux ans au Danemark et présenté à Strasbourg dans sa création française afin de s’en convaincre. Cette œuvre magnifique a tout autant sa place en ouverture de saison de l’Opéra national du Rhin que dans la programmation du festival Musica. Le compositeur, dont c’est le premier opéra, est un grand spécialiste du froid et de la neige, si l’on en juge des thématiques marquantes de sa production et de ses propres commentaires sur la musique. Il compare notamment les lignes mélodiques de canons de Bach aux couches d’un manteau neigeux en formation, avant de s’en inspirer pour l’une de ses œuvres intitulée Neige. De fait, La Reine des neiges s’entend avec grand plaisir et intérêt dès la première écoute : on y perçoit d’emblée les infimes frémissements de la poudreuse glacée, et c’est comme si les cristaux de neige dessinés par Ernst Haeckel ou photographiés par Wilson Bentley se transformaient en ondes sonores, à la fois pure harmonie et symétrie, logique implacable et dessein impénétrable ou encore irradiations iridescentes. Raffinement, profusion et réelle originalité caractérisent la masse sonore qui nous est ici offerte. D’aucuns louent le caractère épuré des compositions de Hans Abrahamsen, lui trouvent des points communs avec les plus grands compositeurs d’opéra contemporains ou passés, mais rares sont ceux qui le comparent aux musiciens de cinéma. Or, certaines pages où un groupe d’instruments seulement est sollicité ne sont pas sans évoquer l’art incomparable d’un Bernard Herrmann et de façon générale, tout évoque des arrangements parmi les plus subtils des habillages d’images. L’une des plus belles qualités du compositeur danois est d’engendrer une musique générant tout un univers visuel, riche et féerique. Déployé en fond de scène en grand effectif de pas moins de quatre-vingt-six musiciens, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, dirigé par Robert Houssart, sert, on ne peut mieux, cette œuvre prolifique. Le chef tenait déjà la baguette lors de la création mondiale et connaît visiblement son affaire.
© Klara Beck
Auteur de la partition mais aussi du livret écrit en collaboration avec Henrik Engelbrecht, Hans Abrahamsen a respecté le conte d’Andersen de très près. On pourrait imaginer difficile l’opération consistant à s’approprier un univers si élaboré et connoté pour l’illustrer en s’affranchissant des références disneyennes ou celles d’auteurs plus classiques, tels que le grand Edmond Dulac. Le travail original de James Bonas et Grégoire Pont est d’autant plus à saluer, tant il sert, en merveilleux contrepoint, cette Reine des neiges à qui on souhaite tout le mal de devenir un classique du répertoire. Devant l’orchestre, un rideau ou plutôt un pénétrable va servir de support à des projections très sophistiquées. L’œil ne sait plus où donner de la rétine pour capter les métamorphoses givrantes ou vibrionnantes qui prolifèrent. Plutôt destiné aux adultes, le spectacle plaît néanmoins aux enfants présents dans la salle, dont l’un s’amuse beaucoup de cette Reine des neiges à barbe, par exemple. À ce titre, la scénographie et les costumes de Thibaut Vancraenenbroeck sont superbes, même si tout n’est pas de la même eau, comme les vêtements des enfants, frusques informes à la polychromie dissonante. En revanche, les oripeaux faussement mités des Corneilles grunge ou queer, le manteau en plumes de paons blancs de la Reine des neiges, notamment, détonnent. Entre provocation voyante et pure poésie, en particulier pour les marionnettes inspirées du théâtre bunraku et peut-être en clin d’œil à la Double vie de Véronique du plus que regretté Kieslowski, costumes, accessoires et projections surprennent sans cesse et contribuent à un enchantement singulièrement hypnotique et réconfortant, comme un doux manteau de neige sous lequel on ne ressentirait pas le froid, mais un bien-être complice.
Écrit à l’origine pour Barbara Hannigan, la soprano canadienne qui a incité le compositeur à écrire de la musique vocale, le rôle de Gerda est ici repris par Lauren Snouffer, qui porte bravement sur ses épaules si frêles d’apparence (on donnerait volontiers à la jeune femme l’âge du rôle, tant elle se montre crédible en fillette courageuse et déterminée) une partition où elle est de toutes les scènes ou presque, aigus éprouvants à l’appui, qu’elle aborde sans problème apparent. À ses côtés, les autres personnages, superbes faire-valoir, sont caractérisés admirablement par chacun des chanteurs, dans un bel équilibre. Les duos de Gerda et de Kay, trop peu présent personnage à l’œil blessé par des éclats de verre lui enlaidissant la vue et glaçant le cœur, merveilleusement campé par la mezzo Rachael Wilson, sont particulièrement harmonieux. La froideur de l’enfant ensorcelé face à l’amour désintéressé de son amie, la terreur cédant à la ténacité, une palette infinie d’émotions se déploie ainsi et s’entrelace somptueusement entre les deux jeunes héros et les voix qui les servent. On peut en dire autant du reste de la distribution, en adéquation idéale avec les caractérisations diverses comme, par exemple, les trésors de douceur, mystère et autorité déployés par la contralto hollandaise Helena Rasker. Mention spéciale pour la basse américaine David Leigh, dont la tessiture est censée évoquer l’aspect surnaturel ; ses apparitions font systématiquement leur petit effet, moins par une profondeur peu abyssale que par le physique, extraordinaire de présence glaçante. Les membres du Chœur de l’Opéra national du Rhin, impeccables, offrent une prestation remarquable.
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Le compositeur explique écrire dans le silence : un silence extrêmement riche et sonore, comme une neige épaisse sur laquelle crissent des pas, coassent les corneilles et se déplacent des êtres fabuleux au gré de notre imaginaire. Cette Reine des neiges est un superbe récit initiatique qui s’achève sur le retour de la belle saison, dont on aimerait qu’il existe une captation, hélas non programmée. La neige fond au soleil, c’est parfois bien dommage, mais au moins, reste cette douce chaleur de l’été qui revient, de la vie vers laquelle on retourne. On ne saurait trop recommander d’aller se plonger dans ce conte de fée lyrique et onirique.