Composé en 1818, tombé dans un profond oubli depuis 200 ans, La Sérénade est le cinquième ouvrage lyrique de Sophie Gail, sur un livret de Sophie Gay, qui arrangea la comédie de Regnard. Une conjonction singulière (de Debora Waldman à Frédéric Roels, sans oublier Alexandre Dratwicki et bien d’autres) nous vaut cette redécouverte (*). Femme cultivée, ayant reçu une solide formation musicale, Sophie Gail connut la célébrité en son temps, particulièrement à travers ses nombreuses romances, qu’elle chanta en s’accompagnant dans toute l’Europe. Heureux hasard, un récent enregistrement permettait d’en apprécier l’originalité comme la qualité (Rendre sa chance à la romance). Fétis, dont elle avait été l’élève, nous apprend (1837, IV p. 243) : « …Après un repos de plusieurs années, Mme Gail rentra dans la carrière dramatique par l’opéra de La Sérénade (…). Le succès de cet ouvrage fut complet (**) : la musique s’y faisait surtout remarquer par un bon sentiment de l’expression scénique. Ce fut la dernière production de l’auteur. » En effet, elle disparut, terrassée par la tuberculose à 43 ans, un an après la création.
Pour cette re-création courageuse, le parti a été pris de donner l’ouvrage dans toute sa richesse au travers d’une présentation – représentation, animée par notre Monsieur Loyal (que l’on retrouvera sous le costume de Champagne), organisateur des festivités. Ainsi, le public est associé dès le début à la composition de l’ouvrage, à son élaboration dramatique et musicale : il est le témoin de la collaboration de la librettiste et de la compositrice, comme des acteurs-chanteurs qui lui prodigueront tant d’occasions de sourire, de rire, d’émotion aussi. L’incessante alternance entre la pièce et son élaboration dramatique et musicale est particulièrement réussie. Elle explicite en outre, avec esprit et intelligence, le contexte de l’écriture et de la réception de l’ouvrage. Jean Lacornerie, familier du procédé et du genre, y réussit l’exploit de tenir le public en haleine, avec sa complicité permanente. L’originalité du procédé, qui va bien au-delà de ce que Britten et Eric Crozier avaient pensé pour Le petit ramoneur, est bienvenue pour permettre au plus grand nombre de s’approprier l’ouvrage au moyen de sa participation. L’idéal aurait été de voir et réécouter ensuite La Sérénade dans sa version originale, sans ces ajouts bienvenus. La durée l’interdisait.
Décors (Bruno de Lavenère), costumes (Marion Bénagès) et lumières de Kevin Briard participent efficacement et harmonieusement à cette volonté de renouer avec les traditions du XVIIIe – ainsi le recours aux ombres chinoises, les nuages etc. – tout en y associant les spectateurs.
théâtre d’ombres de La Sérénade © Mickaël & Cédric – Studio Delestrade
Les textes parlés de la comédie exigent des chanteurs qu’ils se doublent de parfaits acteurs, et le contrat est rempli. La qualité de diction est indéniable et l’engagement dramatique de chacun, constant. Au cœur de l’intrigue, Scapin est incarné par Thomas Dolié, magistral d’aisance et de plénitude vocale, d’une vérité dramatique éclatante. L’habile valet de comédie, coquin généreux et vénal, Leporello et Figaro, au chant ample et expressif, toujours intelligible, est le plus sollicité, et chacune de ses interventions est un bonheur, d’autant que son jeu est exemplaire. Marine, Elodie Kimmel, est son impertinente et délurée partenaire. Notre soprano, suivante de Madame Argante, se situe au même niveau d’excellence. Sa polonaise, les nombreux ensembles auxquels elle participe, en font le premier rôle féminin. Le jeune Valère, épris de celle que veut épouser son père, est confié à Enguerrand de Hys. Dès son duo avec Scapin « Que dis-tu ? Renoncer à l’objet que j’adore », au sextuor, comme au boléro « Amo te solo » , il donne vie à son personnage, servi par la voix et le jeu que l’on apprécie toujours. Vincent Billier, solide baryton-basse, chante et joue fort bien Monsieur Grifon, le riche et naïf barbon. En Madame Argante, nous retrouvons avec plaisir Carine Séchaye. La mezzo suisse confirme la sûreté de ses moyens et son aisance dans le plus large registre, mais aussi ses talents de comédienne. Promise à Grifon, le père de Valère, Léonore est Julie Mossay. Le timbre manque de lumière et une certaine gaucherie en altère le jeu. Monsieur Mathieu (Jean François Baron) est bien ce filou complice du barbon. Remarquable comédien-chanteur, Gilles Vajou campe un truculent Champagne, valet de Mathieu. Il est servi par un jeu exemplaire et une voix sûre. « Boire et ne jamais se griser » mérite de figurer parmi les meilleures chansons bachiques.
le processus de création de La Sérénade © Mickaël & Cédric – Studio Delestrade
Les ensembles, duos, trios (dont la barcarolle O pescator dell’onda), le sextuor comme le finale, auquel, ce soir participe le public, sont autant de prouesses d’écriture, toujours séduisante, riche et subtile. Le chœur, masculin, n’intervient qu’au terme de l’ouvrage et n’appelle que des éloges. L’ Orchestre national Avignon-Provence donne le meilleur de lui-même, les bois et cors par deux tout particulièrement. Les cordes nous valent de beaux soli. Pleinement investie, Debora Waldman défend l’ouvrage comme si elle l’avait écrit, mimant le chant, précise dans sa gestique claire : un modèle de style pour une musique pétillante, riche à souhait. Encore un grand bravo à tous les artisans de cette extraordinaire redécouverte, que l’on souhaite partagée par le plus large public, puisque la production sera reprise à Angers, Nantes, Rennes et Toulon, et sans doute ailleurs.
(*) Musique pétillante, où les citations abondent, subtilement dissimulées dans la trame vocale et instrumentale (Bach, Sacchini, Zingarelli, alors en vogue). Plus qu’à Boieldieu, on pense à Mozart et à Rossini. Ce dernier dès l’ouverture, puis l’air de Scapin, par exemple.
(**) Publiée en 1881, la critique de Félix Clément, qui n’avait pu voir l’ouvrage, ne doit être prise que comme témoignage d’un maître de chapelle misogyne quelque peu tartuffe : « Il est singulier que les femmes qui écrivent pour le théâtre soient moins réservées dans le choix des situations et même dans celui des expressions que les hommes. La pièce de Mme Sophie Gay, non-seulement offense ce qu’on appelle les mœurs dramatiques, mais elle offre des images et des mots qui choquent la bienséance. Valère et Léonore sont épris l’un de l’autre ; malheureusement c’est le père de Valère qui prétend épouser la jeune fille. Il est berné, dupé, trompé et même volé, avec le consentement de son fils, par Scapin et Marine, le valet et la suivante des amoureux. On lui fait payer les frais d’une sérénade qu’il avait préparée pour sa belle. Que Scapin soit fripon, cela est proverbial. Mais que des enfants désirent la mort de leurs parents pour en hériter, cela ne s’est vu que chez les Romains, au temps de Plaute et de Térence. Qu’il n’y ait pas même dans une pièce le contraste d’un sentiment honnête et désintéressé, voilà qui dépasse les limites de la tolérance que comporte ce genre d’ouvrages. »