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La théâtre musical de Philippe Boesmans

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Actualité
20 décembre 2022

Infos sur l’œuvre

Détails

Philippe Boesmans (1936-2022) aura consacré l’essentiel de sa créativité et de son temps à l’opéra, au théâtre musical. Si l’on considère qu’au moins deux ans lui étaient nécessaires pour la gestation d’un opéra, il aura consacré une vingtaine d’années à composer pour ce genre tellement exigeant. La source de ses livrets, comme les metteurs en scène avec lesquels il a collaboré révèlent par leur seul nom combien le théâtre était au centre de ses réflexions : Schnitzler, Shakespeare, Strindberg, Gombrowicz, Feydeau, Pommerat, Bondy, Brunel. Le théâtre de Boesmans, c’est celui de la vie, celui de l’humain, qu’il observait de son oeil amusé, toujours prompt à en rire. Cette observation était profondément teintée de tendresse affectueuse, y compris pour les personnages les moins sympathiques. Comme le confirme Sylvain Cambreling, vieil ami et complice : « Philippe aimait chacun de ses personnages, quel qu’il soit moralement, suffisamment pour leur confier la meilleure des musiques qui soit. En cela il rejoint les grands compositeurs d’opéra, les Mozart, les Verdi… Verdi qui, même pour l’épouvantable personnage d’Iago va composer une musique extraordinaire. »

Boesmans n’a jamais labouré deux fois le même sillon : chaque œuvre présente de grandes différences avec les autres et son style musical connaît une remarquable évolution en près d’un demi-siècle. Voici un rapide aperçu de son parcours.

Attitudes (1979)

Initialement destiné à l’accompagnement d’un ballet du chorégraphe Félix Blaska, Attitudes devient une pièce de théâtre musical dans laquelle la relation entre musique et texte est abordée et analysée dans trois « Etats » successifs. Michèle Blondeel signe les textes et la dramaturgie ; Boesmans compose pour un petit ensemble de deux pianos, synthétiseur (tenu par un certain Bernard Foccroulle) et percussions. La partie vocale est assurée par la soprano américaine Elise Ross, la première épouse de Simon Rattle. L’écriture est qualifiée de « post-sérielle » ou « post-wébernienne ». La création a lieu dans l’opéra-studio de la Monnaie, encore sous la direction de Maurice Huisman.

La réflexion sur les rapports entre texte et musique est abordée ici de manière quasi analytique, comme un exercice de style, mais elle ne quittera jamais Boesmans par la suite. Sa musique restera toujours au service de la dramaturgie.


 

La Passion de Gilles (1983)
Gerard Mortier, à peine nommé à la tête de la Monnaie, passe commande d’un opéra à Boesmans, qu’il n’a pas encore rencontré mais dont la réputation est déjà bien établie. Avec l’écrivain Pierre Mertens pour le livret, le sujet se porte sur l’histoire de Gilles de Rais, compagnon d’armes de Jeanne d’Arc, et accusé de crimes abominables sur de nombreux enfants. Le rôle-titre est confié à Peter Gottlieb, Jeanne est chantée par Carole Farley. Daniel Mesguich est chargé de la mise en scène, Pierre Bartholomée dirige l’orchestre de la maison. La création est couronnée de succès, avec diffusion en télévision. Certaines critiques regrettent le manque du compréhension du texte. Peut-être que Carole Farley porte une certaine responsabilité dans l’articulation peu convaincante d’un idiome qui n’est pas le sien, toujours est-il que Boesmans mettra 25 ans avant d’aborder à nouveau un livret en français. Le style musical s’est un peu radouci, les aspérités légèrement polissées, mais les nouvelles commandes n’affluent pas. Heureusement, Gerard Mortier ne l’oublie pas.


La Passion de Gilles – Couverture du coffret de 2 LP 
 

L’incoronazione di Poppea (1989)

La commande que lui adresse ensuite Mortier pour la Monnaie peut paraître mineure dans la carrière de Boesmans, elle sera toutefois déterminante à plus d’un titre. La demande d’orchestrer L’incoronazione di Poppea de Monteverdi pour une formation moderne – le symphonique de la Monnaie – libère le compositeur de nombreuses conraintes. Disparus les problèmes de livret, de prosodie, de structure, de lignes mélodiques et même de construction harmonique, le compositeur peut se concentrer sur la palette de couleurs qu’il veut donner à la partition de Monteverdi, la caractérisation orchestrale des différents personnages. Les manuscrits disponibles sont lacunaires pour les parties intermédiaires, se limitant aux lignes mélodiques et à la basse chiffrée. Cela permet à Boesmans d’imaginer une instrumentation « moderne », encadrée par ces deux lignes. Il s’attelle à cette tâche d’autant plus volontiers qu’il est un fervent adepte des musiques du passé lui. Grand défenseur de la révolution baroque, toutes les grandes références du passé le titillent. Il a par exemple composé en 1972 Fanfare II, à l’attention du jeune organiste Bernard Foccroulle, une composition qui se nourrit fortement de la Messe de Notre Dame de Guillaume de Machaut (ca. 1360). 

Pour son Couronnement de Poppée, l’orchestrateur Boesmans développe une technique qu’il utilisera largement par la suite : la division de la mélodies en petits éléments qu’il fait circuler entre les différents pupitres de la formation orchestrale, tout en créant des associations d’instruments qui apportent une incroyable variété de coloris. Cette manière éclatée de tracer les lignes apporte une grande légereté dans le discours et constitue l’une des marques de fabrique de la grammaire musicale de Boesmans. Il apporte également un soin méticuleux à la caractérisations des personnages.

La création à Bruxelles, en 1989, est mise en scène par Luc Bondy (1948-2015), une rencontre déterminante et extrêmement fructueuse, comme on le verra par la suite. Sylvain Cambreling dirige la quarantaine de musiciens que demande la partition de Boesmans, avec un clavecin, pour faire couleur d’époque, et beaucoup de percussions colorées. Catherine Malfitano propose une Poppée incandescente, aux côtés du Néron de Marek Torzewski.

La partition fait l’objet d’une révision en 2012 pour une reprise au Teatro Real de Madrid, alors dirigé par Gerard Mortier, sous le tire Poppea e Nerone. Cambreling est toujours à la direction, Krysztof Warlikowski à la mise en scène.

 

Reigen (1993)

Avec l’adaptation de cette pièce d’Arthur Schnitzler (1897), la collaboration avec Luc Bondy démarre réellement, pour répondre à une première commande de Bernard Foccroulle. Les dix scènes de l’opéra voient défiler pour un rendez-vous amoureux dix couples différents, dont l’une des deux parties se retrouve dans la scène suivante. Une douzaine de solistes est donc requise, mais chacun d’eux de chante que dans deux scènes, consécutives. Luc Bondy signe le livret comme la mise en scène, Sylvain Cambreling dirige l’Orchestre de la Monnaie. La création bruxelloise réunit des talents tels Françoise Pollet et Dale Duesing, mais également Lucinda Childs, sorte de maîtresse de cérémonie muette. La notoriété de Bondy, l’écriture sublime de Boesmans, désormais à son apogée, des diffusions radio et tv (ARTE, WDR, RTBF, …), l’édition d’un CD et d’un numéro spécial de l’Avant-Scène Opéra, tout cela contribue au large succès de la pièce. La réalisation d’une version de chambre par Fabrizio Cassol, élargit encore sa diffusion.

Wintermärchen (1999)

Désormais l’équipe Boesmans-Bondy est lancée et les commandes ne vont plus s’interrompre. La Monnaie marque sa fidélité au compositeur fétiche de la maison, et d’autres maisons suivront ou coproduiront. C’est Boesmans qui propose à Bondy de reprendre The Winter’s Tale de Shakespeare comme base pour leur prochain livret, après avoir vu à Nanterre (en 1988) la mise en scène que celui-ci en avait réalisé pour le théâtre. Marie-Louise Bischofberger, épouse de Bondy, travaille avec lui à l’écriture de Wintermärchen, la langue allemande leur étant plus familière, comme elle l’est pour Boesmans. Le succès de Reigen les avait conforté dans ce choix. Certaines scènes sont toutefois écrites en anglais, la partie qui se déroule en Bohême (Acte III), pour laquelle les auteurs ont voulu créer une atmosphère urbaine, de liberté, associée à une musique jazz/rock. Le chanteur Kris Dane et le groupe de jazz Aka Moon sont placés sur scène et participent à l’action. Ce mélange de langues et de genres musicaux en a surpris plus d’un.

A la création à Bruxelles, Antonio Pappano dirige l’orchestre de la Monnaie et la distribution comprend Dale Duesing et la merveilleuse Susan Chilcott, pour incarner le couple royal. Le même accompagnement médiatique – CD, radio, TV, Avant-Scène Opéra …– porte aux nues ce nouveau succès.

Lors de la reprise au Chatelet (novembre 2000), Eric Dahan écrit dans Libération : « …Wintermärchen est en train de s’imposer comme le meilleur opéra écrit depuis 30 ans ».

 

 

Julie (2005)

Nouvelle commande de Bernard Foccroulle pour la Monnaie, Julie tire son livret original de Fröken Julie, pièce écrite par August Strindberg en 1888. A nouveau Luc Bondy et Marie-Louise Bischofberger écrivent le livret en allemand et Philippe Boesmans écrit pour une petite formation, prenant en compte l’aspect intimiste de ce drame qui voit s’affronter trois protagonistes seulement. Cet opéra chambriste rencontre un succès exemplaire. Avec plus de 200 représentations données à ce jour, c’est l’opéra le plus joué de Boesmans. Trois solistes vocaux et une formation d’une vingtaine d’instrumentistes suffisent pour monter la pièce. A cette relative économie de moyens s’ajoute la complexité des personnages réunis par Strindberg dans un triangle psychologiquement très riche et dans une dramaturgie très efficace, respectant les unités de lieu, de temps et d’espace. 

Pour la création à la Monnaie, Kazushi Ono est au pupitre de direction, Bondy à la mise en scène, Malena Ernman incarne une Julie bouleversante, avec à ses côtés Kerstin Avemo (Kristin) et Gary Magee (Jean). Cette même ditribution sera filmée à Aix-en-Provence, dans une réalisation de Vincent Bataillon, pour le DVD produit par Bel-Air.

Yvonne, Princesse de Bourgogne (2009)

Avec cette pièce,  c’est le retour – définitif – à la langue française pour les livrets. Boesmans était sorti un peu échaudé de sa première expérience francophone (La Passion de Gilles). Sylvain Cambreling le pousse à tenter à nouveau l’aventure et lui apporte son expérience. Et l’univers un peu grotesque de la pièce qu’ils ont choisi le rassure : le monde de Gombrowicz est cruel et provocateur, ce qui ne déplait pas aux auteurs, amusés à la perspective de mettre en scène et en musique une anti-héroïne laide, « limace » ou « crapaud », maltraitée et muette. Pour Boesmans, la cruauté reste une réalité de notre monde, et s’il en rit il n’y faut voir aucune méchanceté. En grand humaniste, il affirme qu’il faut aimer les gens pour écrire un opéra.

Pour une fois, la création a lieu à Paris (Garnier) où Sylvain Cambreling dirige le Klangforum. Sur le plateau, Mireille Delunsch vocalise avec un art étourdissant et Yann Beuron (le Prince Philippe) signe la première de ses participations à un opéra de Boesmans ; il y en aura d’autres.

Yvonne triomphe auprès du public comme de la presse. Cette production est la dernière collaboration entre Boesmans, Bondy et Bischofberger. Après une complicité de vingt ans, Bondy se retire, rattrapé par la maladie. Bondy a parfois été surnommé le « Da Ponte » de Philippe Boesmans, mais la connivence allait bien au-delà de l’écriture du livret. Bondy était acteur, réalisateur, metteur en scène, bref un homme de spectacles complet et moderne. 

Au Monde (2014)

Au sortir de la formidable équipée avec Luc Bondy, Boesmans a envie de travailler avec un auteur contemporain. Et il va de soi que cet auteur devait lui aussi être totalement investi dans le théâtre. Clairement, Yvonne a réconcilié Boesmans avec la langue française et sa prosodie si délicate. Joël Pommerat, à la fois auteur et metteur en scène, devient donc ce nouveau complice, en adaptant sa pièce Au Monde, créée 10 ans plus tôt à Strasbourg. Avec son livret et sa dramaturgie c’est aussi l’univers énigmatique, sombre et minimaliste du dramaturge français qui est embarqué. Sorte de huis clos à huit, la pièce évoque par touches successives les tensions au sein d’une famille : pouvoir, argent, rancœurs, non-dits, le soleil ne brille guère dans cette atmosphère étouffante qui n’est pas sans évoquer Maeterlinck. Boesmans compose pourtant une musique qui n’entraîne pas le spectateur plus profondément dans ce gouffre étouffant. Fidèle à lui-même, il émaille sa partitions d’évocations musicales, avec cette fois un clin d’œil à Frank Sinatra (ou Claude François, c’est selon). Comme d’habitude (!), il ne s’agit pas d’un collage rudimentaire, mais le thème est décliné trois fois dans des orchestrations différentes et amené subtilement. Comme l’écrivait le regretté Patrick Davin : « On touche au sublime !»

ForumOpera a largement souligné toutes les qualités de la pièce lors de la création bruxelloise. La distribution ne manque pas d’éclat : Patricia Petibon, Stéphane Degout, Yann Beuron ne suscitent qu’éloges et admiration. Comme l’orchestre de la Monnaie, sous la baguette de Patrick Davin. La pièce est reprise à Paris, à l’Opéra Comique.

Pinocchio (2017)

Au Monde n’est pas encore achevé que Boesmans et Pommerat reçoivent une nouvelle commande de Bernard Foccroulle pour Aix, immédiatement rejoint par Peter de Caluwe pour la Monnaie. Boesmans a des envies d’un sujet plus léger et son attention se porte sur les contes populaires que Pommerat a revisités. Ce répertoire très accessible est réécrit dans une langue contemporaine, non dénuée d’humour, et dans ses mises en scène un narrateur vient guider le spectateur. Trois pièces sont issues de cette veine : Cendrillon, Le Petit Chaperon rouge et Pinocchio (2008). Cendrillon a déjà été traité par Rossini et Massenet. C’est donc Pinocchio qui est retenu par Boesmans, pour qui nous avons tous en nous un peu de ce personnage rebelle, sourd aux conseils de sa bonne fée et proie aisée aux tentations de la facilité.

Pour l’orchestre, Boesmans revient au format qui a démontré son efficacité pour Julie : une phalange symphonique mais avec un seul musicien par pupitre, ce qui pénalise surtout les cordes. Cette nomenclature, complétée par piano, harpe, vibraphone et marimba, permet d’être plus vif, plus brillant. C’est un ensemble de solistes. « Mais l’écriture est difficile » admet-il. C’est un euphémisme quand on étudie la complexité de cette écriture qui donne l’impression d’une grande facilité. A quelques détails près, il reprendra la même formation pour On purge bébé !

Pour le narrateur, Stéphane Degout, Boesmans conçoit une sorte de récit accompagné, héritage du XIXe siècle, mais construit sur des boucles qui laissent toute liberté de débit pour les textes parlés et permettent au chef de rebondir sur certains mots-clefs.

« Tout ce que je connais de la musique – savante, légère, gaie, sombre – se retrouve dans mes opéras » affimait Boesmans. Ici, il utilise la sirène qu’Edgard Varèse fait retentir dans Amériques et reprend un air d’Ambroise Thomas ! 

Pinocchio est créé à Aix-en-Provence sous la direction d’Emilio Pomárico, avant d’être repris à Bruxelles avec Patrick Davin à la baguette. Dans la distribution, outre Stéphane Degout, il y avait Vincent Le Texier, Chloé Briot, Yann Beuron, Julie Boulianne et Marie-Eve Munger.


© Patrick Berger

 

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